Saucette dans l’histoire

Les bains publics d’antan témoignent d’une réalité que les Montréalais d’aujourd’hui peuvent à peine imaginer : un chez-soi sans bain, douche, ni savonnette. La moitié de ces lieux sont aujourd’hui disparus. L’autre, transformée en piscines publiques, condos, musée ou salle de spectacle, s’est trouvé une nouvelle vie.
Maude Dufour-Gauthier

«Vous avez juste à regarder coin De Lorimier et de Maisonneuve! Maintenant, c’est une station-service, mais avant c’était le bain Laviolette, souligne René Jacques. De 1910, jusqu’au milieu des années 1980, c’est là que les gens du “faubourg à m’lasse”, l’ancien quartier Centre-Sud, allaient faire trempette». Le président de la Société pour promouvoir les arts gigantesques (SPAG) a un intérêt particulier pour les bains publics. Le collectif d’artistes dont il fait partie a sauvé le bain Mathieu de la ruine, il y a 11 ans. En le transformant en une salle de réception, d’exposition et de spectacle, ils ont réussi à faire survivre une partie de l’histoire de l’établissement, situé rue Ontario, près de la station de métro Frontenac. Malgré leur grande valeur patrimoniale, près de la moitié des bains publics que comptait la ville aux cent clochers a disparu.

La Ville de Montréal, propriétaire de 9 des 11 établissements, qui ont su résister au passage du temps, ne détient encore aucune politique officielle pouvant protéger ce patrimoine urbain. Pourtant, selon Isabelle Poulin, relationniste pour l’administration de Gérald Tremblay, «ils font partie du répertoire des propriétés d’intérêt patrimonial et sont identifiés au plan d’urbanisme comme ayant une valeur patrimoniale exceptionnelle». La plupart des bains ont été noyés dans l’oubli des Montréalais, mais sont devenus l’Eldorado des promoteurs. «C’est le cas des bains Hogan, rue Wellington, dans l’Ouest», indique le président de la SPAG, René Jacques. L’édifice de style art déco, qui date de la Grande Dépression de 1930, a été rénové de fond en comble en 1998 afin d’accueillir des lofts.

Solution bains publics!
Au tournant du XXe siècle, la majorité des appartements d’ouvriers sont dépourvus de salles de bain. Les familles s’empilent les unes sur les autres dans des logements exigus et insalubres aux abords du Saint-Laurent. Pour plusieurs Montréalais d’alors, l’hygiène est une notion très floue et l’idée même de pouvoir prendre un bain moussant relève de l’utopie. Le taux de mortalité infantile est supérieur à celui de toutes les grandes métropoles occidentales. Un enfant sur trois meurt avant d’atteindre un an, à cause de maladies diarrhéiques.

Quand, à l’été, la bourgeoisie en vacances profite des bienfaits de l’eau froide du Bas-Saint-Laurent, les ouvriers restent cloîtrés en ville. L’eau polluée du canal Lachine est alors leur seule oasis. Dans son article «Soin du corps, santé publique et mortalité. Les bains publics de Montréal», l’historien Paul Labonne explique que pendant cette période, quelques impudiques s’amusent à exhiber leur anatomie pendant que d’autres se réjouissent d’entrevoir, au zénith, la courbe d’une fesse ou d’une cuisse. Les premières infrastructures sanitaires sont dès lors mises en place aux abords du fleuve, afin de cacher cette nudité. Elles ne peuvent toutefois être utilisées que pendant la belle saison. Même chose pour la plage de l’île Sainte-Hélène, également aménagée dans cette optique d’hygiène, et alors restreinte aux hommes. Ce n’est qu’en 1909 que le premier bain public intérieur chauffé voit le jour.

«C’est le maire Camilien Houde qui en a fait construire plusieurs pendant la Grande Dépression», explique René Jacques, aussi spécialiste de l’exposition permanente des bains publics, au bain Mathieu. À cette époque, plusieurs familles trouvent logement et emploi en prenant en charge les bains publics, ajoute-t-il. Au bain Mathieu, on peut encore visiter le petit appartement deux pièces qui logeait la famille Bougie, qui s’occupait de l’entretien. «Chaque mois, ils devaient vider le bain au complet et le remplir. Ils s’occupaient aussi de louer les maillots de bain et les savons.» Récemment, René Jacques a repris contact avec les deux sœurs Bougie, qui ont logé au bain Mathieu entre 1930 et 1960. Yvette et Doris, actuellement âgées de 86 et 82 ans, sont les vedettes d’une série de capsules où elles racontent les anecdotes qu’elles ont vécues en tant que locataires d’un bain public. «Elles m’ont juré ne pas savoir nager et que leur mère avait peur de voir les murs de la piscine s’ouvrir et s’écrouler», assure René Jacques. Ce dernier projette de dévoiler ces capsules lors d’une soirée retrouvailles pour les anciens baigneurs.

Évolution des bains vers les piscines publiques
«Quand j’étais petit, je fréquentais surtout les bains Quintal et Laviolette, se souvient Réjean Charbonneau, directeur de l’atelier d’histoire d’Hochelaga-Maisonneuve. Au milieu des années soixante, ça coûtait 25 cents. Ça, c’est quand on ne se faisait pas taxer notre argent dans la ruelle d’à côté!» Selon le directeur, les bains publics ont peu à peu changé de vocation à partir de l’après-guerre. «Les salles de bain ont intégré les logis, alors on a gardé les piscines comme activité de loisir».

Aujourd’hui, des 22 bains publics répertoriés dans les archives, 11 ont disparu. Sept d’entre eux sont encore utilisés comme bains ou piscines publiques: Émard, Quintal, Saint-Denis, Lévesque, Notre-Dame-de-Grâce, Morgan, Schubert. Les cinq autres ont trouvé d’autres vocations, dont le bain Mathieu et le bain Généreux. Le premier loge la SPAG et sert de salle de spectacle. Le bain Généreux, situé rue Amherst, près de la rue Ontario, est quant à lui devenu l’Écomusée du Fier monde, en 1996. Bien qu’ils peuplent le paysage urbain depuis plus d’un siècle, ces bains, transformés en piscines, cachent bien la réelle empreinte qu’ils ont eue sur Montréal. Leur identification en tant que «patrimoine exceptionnel» garantit heureusement leur sauvegarde pour les années et peut-être les siècles à venir. Reste à savoir si les promoteurs voudront transformer ces vestiges en usines à dollars.

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Société pour promouvoir les arts gigantesques (SPAG):
La SPAG est un collectif d’artistes créé en 1996. Le maire Bourque leur a offert la bâtisse, en 2000, vu son état délabré. «C’est grâce à ça si on l’a obtenu», souligne le président de la SPAG, René Jacques. Le collectif s’est acharné pendant près d’un an afin de faire revivre le bain Mathieu, qui était condamné depuis 1990. Avec une mince subvention de 500 000$, ils ont remis sur pied l’établissement en la transformant en salle à vocation événementielle. La SPAG est connue pour ses jeux gonflables géants, entre autres à la Fête des enfants jusqu’en 2003. Leur sphère géante a également voyagé jusqu’aux Jeux olympiques de Vancouver. Plus récemment ils sont derrière les sphères polaires qui illuminaient la place des Festivals, l’hiver dernier.

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Écomusée du Fier monde:
L’Écomusée du Fier monde œuvre depuis 1980 afin de mettre en valeur l’histoire ouvrière du quartier Centre-Sud de la ville de Montréal. Il s’est établi dans le bain Généreux en 1996, grâce à une subvention de 1,3 million de dollars de la Ville de Montréal afin de rénover les infrastructures, les équipements et d’aménager une salle d’expositions. L’équipe du musée est à l’origine de l’exposition permanente «À cœur de jour! Grandeur et misère d’un quartier populaire».

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