Les romanciers masqués

Si le Moyen-Âge fut faste en œuvres anonymes, quelques créateurs choisissent encore de faire de leur nom un secret d’État. Véritables électrons libres, leurs œuvres orphelines remettent en question le statut de l’écrivain et de l’institution littéraire. 
 
IIllustration: Dominique Morin
 
 
La couverture aux coins racornis a un vague souvenir d’avoir déjà été blanche. Sur sa jaquette ne figure ni nom d’auteur ni maison d’édition ni année de publication. La quatrième de couverture n’indique aucun ISBN. Une fois ouvert, une feuille photocopiée en tombe. Des extraits du roman qui d’errance, d’origines et d’expérience hallucinogènes y sont inscrits. Le titre «Manifesto» ainsi qu’un numéro de téléphone et une adresse courriel au nom de Dedrabbit sont écrits. Rien de plus.
Cet ouvrage sans nom, l’étudiante au doctorat en littérature Joëlle Gauthier l’a reçu grâce à un don anonyme. «Quelqu’un l’a mis au bas de la porte du copain d’une amie. C’est elle qui me l’a donné, croyant que ça pouvait m’intéresser. J’ai trouvé ça curieux.» Si certains auteurs sont incapables de couper le cordon ombilical avec leurs œuvres et leurs personnages, d’autres refusent de revendiquer la paternité de leurs écrits. Posant le sceau du secret sur leur identité, ils lèguent au public des œuvres orphelines, nées sous X.  
Corps étranger à l’édition, l’écrivain du roman reçu par Joëlle se cache sous la couverture de l’anonymat de manière radicale. Il s’occupe lui-même d’imprimer, de relier, de distribuer et de vendre son roman. Tout libraire qui désire mettre le livre sur ses tablettes doit le joindre par courriel. Au Canada, d’après le site Internet minimaliste de Dedrabbit, seules deux librairies de Toronto vendent cet ouvrage publié à compte d’auteur. Et c’est l’auteur lui-même qui leur a proposé la distribution de son livre mystère, tout en conservant une chape de plomb sur son identité.
Pour le professeur en études littéraires à l’UQAM Michel Lacroix, l’anonymat est fondé sur le désir de faire une rupture entre la vie civile et la «persona» de l’écrivain, cet autre «Je». Ce choix est d’abord idéologique, croit-il, puisque le nom est le seul capital de l’écrivain. «C’est refuser la cote bibliographique, l’économie, l’institution.» Secret de Polichinelle pour les uns, auteur mystérieux pour les autres, l’identité de l’écrivain fantôme est conservée jalousement, explique celle qui en a fait son sujet de thèse. «Le Dedrabbit International Artist Collective, ça n’existe pas. C’est une seule personne, qui habite à North Hampton aux États-Unis. Sur place, les gens le connaissent, mais personne ne va vous dire où le trouver. Il n’a jamais répondu à mes courriels et son numéro de téléphone est hors service.» 
Littérature en marge
Le refus d’une littérature soumise aux lois du marché s’inscrit dans une conception idéalisée de la littérature, croit Michel Lacroix. «C’est très puissant, cette idée de l’œuvre offerte au monde de manière absolue. Dans l’imaginaire, un écrivain “intéressé” n’est pas un vrai écrivain. Ce métier est lié à la pureté. Qu’y a-t-il de plus pur que le don?» L’anonymat permet ainsi au livre d’échapper à la logique capitaliste puisqu’il est offert sans but lucratif. Il n’en reste qu’une écriture sans origine, indique celui qui s’intéresse de près aux écrivains et à leur représentation romanesque. Mais pourquoi choisir le masque et l’ombre alors que bon nombre choisissent de s’afficher comme créateurs de leurs œuvres sur toutes les tribunes? Pour l’auteur anonyme du suspense québécois Satori, le projet des initiés, publié aux éditions du Carnets de Dame Plume, c’est d’abord un principe personnel qui l’a orienté dans cette voie. Il a pris la décision de se placer sous la couverture de l’anonymat sans pour autant refuser de donner à son livre un ISBN (un numéro international qui permet d’identifier chacun des livres publiés) et une maison d’édition. «Dans mon emploi, je suis sans cesse confronté à l’avidité de l’homme, explique d’une voix paisible  l’auteur joint par téléphone. À la base, c’était de laisser aller l’œuvre au même titre que la Nature: elle ne s’attarde pas à ce qu’elle produit.» L’anonymat est ainsi motivé par un désir de creuser la distance entre soi et le texte, ce qui laisse toute la place au lecteur pour s’imaginer un auteur sur mesure. «Des lecteurs ont dit à ma maison d’édition qu’ils aimeraient bien rencontrer le romancier de Satori. Je n’y vois pas d’intérêt. Et puis ça laisse aux curieux tout le loisir d’idéaliser l’auteur. Ils se disent sûrement que l’auteur doit être génial. Ça me donne la possibilité de ne pas l’être.»
L’auteur serait-il destiné à disparaître? Le sémiologue Roland Barthes et le philosophe Michel Foucault avaient déjà pris la question à bras le corps. Ils estimaient que le texte ne saurait être interprété comme une transposition de la vie et des intentions du créateur. L’anonymat évoque la mort de l’auteur, estime Michel Lacroix, mais en est aussi le paradoxe: l’auteur existe encore plus fortement dans son absence. «L’anonymat, c’est le refus d’être récupéré, assigné à une place, c’est l’impossible catalogage bibliographique. L’œuvre ne peut ainsi être assignée à aucun lieu. L’écrivain a à la fois une volonté d’entrer en contact avec le public et celle de voir circuler ses écrits sans retour.» L’auteur doit aussi faire le deuil d’une carrière en littérature, ou à tout le moins de la totalité de son œuvre. «Le nom propre, c’est le fondement, la ficelle qui permet de lier les textes ensemble. Si le livre est anonyme, comment reconnaître les prochaines œuvres de son auteurs? Son écrivain ne sera toujours l’auteur que d’un seul texte.»
 
 
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L’anonymat: de copiste inconnu à auteur-fantôme
Au Québec, l’anonymat est fréquent dans les journaux du 19e siècle, surtout pour les textes littéraires ou pamphlétaires. Les pseudonymes deviennent par la suite plus fréquents. Laure Conan (alias Félicité Angers), auteure d’Angéline de Montbrun, en usera longuement. Au 20e siècle, la mode n’est plus à l’identité masquée. Les noms d’emprunt persistent toutefois, même si la supercherie est de notoriété publique. Le chanoine Lionel Groulx ou l’écrivain Claude-Henri Grignon (alias Valdombre) publient par exemple des textes conservateurs à saveur régionaliste. D’autres se retirent dans un silence épais, comme Réjean Ducharme, bâtissant le mythe de l’auteur-fantôme inconnu de son lectorat

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