Fast-food funéraire

Les rituels mortuaires n’ont plus la cote de nos jours. Sacrifier des heures, voire des jours, aux rites est pourtant bénéfique pour la santé du corps et de l’âme, selon les spécialistes de la mort.

 

La plupart des visiteurs du salon funéraire T. Sansregret foulent les lieux avec des souliers de course. Les proches des endeuillés sont souvent de passage pour quelques minutes seulement. Une infime minorité se revêt aujourd’hui du symbolique noir pour honorer les traditionnels rites funéraires, observe Stéphane Paquin, thanatologue depuis 23 ans pour le salon T. Sansregret. «Je dirais qu’environ une personne sur trois ne souligne d’aucune façon le décès d’un proche.» L’individualisme de notre époque sonnerait-il le glas du deuil?

Selon lui, un autre tiers observe le deuil devant l’urne. Seuls 30% de la population se recueillerait devant la dépouille du défunt. Pourtant, prendre 15 minutes devant une petite boîte de cendres est une bien mauvaise manière de dire adieu, déplore Sophie Chartrand, directrice de la Maison Monbourquette, un centre de soutien pour les personnes endeuillées. «La présence du corps mobilise davantage les gens, car c’est l’occasion de revoir leur proche. Toucher le corps, lui dire au revoir et lui rendre hommage, aide les gens à se sentir mieux. L’exposition du défunt enclenche une réflexion sur son départ.»

L’exposition du défunt permet aussi de construire une image moins désagréable de son décès. Cela évite, par exemple, de rester bloqué sur les souvenirs d’une mort sur un lit d’hôpital, où un être faible qui ne sentait pas bon, vêtu d’une jaquette, nourri par intraveineuse et décoiffé, fait souvent partie du scénario. L’embaumement offre au contraire l’occasion de revoir le défunt une dernière fois sous un jour meilleur. Avec une simple photo, un thanatologue peut en un tournemain redonner vie à un cadavre.

Stéphane Paquin tente toujours de convaincre ses clients des bienfaits de ce rituel, bien que les gens craignent l’exposition du corps, note le thanatologue. «Je suis mal placé pour expliquer ça aux gens, parce qu’ils pensent que je veux faire gonfler la facture. Mais l’argent qu’ils économisent ici, c’est le psychologue qui va le ramasser.»

Le rite funéraire permet de prendre congé du mort, de partager et de resolidifier les liens des proches et de la famille réunis pour l’occasion, explique la fondatrice du programme d’études interdisciplinaires sur la mort à l’UQAM, Luce Des Aulniers. «Ce que le corps ne vit pas par un rite, en étant présent et en prenant acte de cette réalité de l’autre qui est mort, s’inscrit dans le corps et ressort de façon sauvage.» Tôt ou tard, le deuil ignoré risque de ressusciter. Se basant sur une étude en cours et ses nombreuses observations cliniques, Luce Des Aulniers soupçonne un lien entre un deuil négligé et l’apparition inexpliquée de dépressions, de crises cardiaques et de troubles psychosomatiques plusieurs mois ou quelques années après l’événement. Toutefois, la multitude de paramètres à prendre en compte empêche pour l’instant la chercheuse d’établir un lien clair.

Chose certaine, le fait qu’une personne ait de la difficulté à vivre le deuil n’est pas relié à des problèmes psychologiques, selon celle qui a une formation en psychiatrie. Elle ajoute que notre société nous prescrit plusieurs recettes miracles pour vivre ce moment étape par étape. Or, selon Luce Des Aulniers, ces normes sociales sont inadéquates et mettent beaucoup de pression sur les endeuillés. Pour elle aussi, le corps doit être impliqué lors des rites mortuaires. Il doit se déplacer, embrasser l’autre, apporter des fleurs. La travailleuse sociale conclut que «sans ces conduites du corps, il n’y a pas de spiritualité».

Sèche tes pleurs
Des squelettes disposés d’une manière spécifique témoignent des premières traces des rituels religieux entourant la mort, il y a plus de 100 000 ans.  Aujourd’hui, le thanatologue Stéphane Paquin a souvent rencontré des gens qui refusaient de perdre une journée de congé pour vivre leur deuil. Même s’ils sont entourés d’amis et de proches, les endeuillés font face à une solitude émotionnelle, affirme la directrice de la Maison Monbourquette. Et c’est normal, ajoute Luce Des Aulniers, car en guise de consolation ils se font répondre d’aller au cinéma pour se changer les idées. «Aujourd’hui il faut faire comme si de rien n’était, ne pas déranger les gens avec le deuil, constate avec amertume la psychologue France Bourassa. J’ai déjà eu des clients qui regrettaient l’époque où les endeuillés étaient vêtus de noir pendant un an et demi pour signifier qu’ils portaient un grand deuil, tout en recevant des condoléances de la population qui reconnaissait leur état.»

«On dirait que les gens se désintéressent du rituel et qu’ils se contrefoutent de leurs proches, observe Stéphane Paquin. Quand ils m’appellent parce que leur mère est morte, ils veulent savoir combien ça coûte d’aller la chercher à l’hôpital et de la faire brûler. C’est sans sentiments, c’est froid! Mais si leur chat décède, ils vont aller chez Réno-Dépot chercher du bois avec les enfants. Ils vont fabriquer une petite boîte, enterrer l’animal dans leur cour et en faire un rituel.»

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