De l’or en rondelle

Rencontre avec des collectionneurs de vinyles

Malgré le virage au numérique et au grand dam de la Ville de Montréal, les disques vinyles continuent de s’empiler dans les sous-sols de certains passionnés. Rencontre avec ces personnages pour qui le disque est bien plus qu’une rondelle.

Photo: Jean-François Hamelin

Le sous-sol de Bob Fuller est un terrain miné. Trop explosif en tout cas pour l’arrondissement de Saint-Laurent, qui craignait une catastrophe écologique si l’imposante collection de disques vinyles qu’il couvait venait à prendre feu. Un beau matin, le vieux mélomane s’est retrouvé à la rue avec ses deux cent cinquante mille vinyles., laissant à regret plusieurs milliers d’entre eux rouler vers d’autres horizons Aujourd’hui, le «missionnaire du country» nous accueille dans son nouvel appartement de Verdun avec un «Howdy!» tonitruant. Tout doucement, le sympathique bonhomme à la tuque orange installe un disque en bakélite, l’ancêtre des vinyles, un véritable artéfact, dans la porte d’un vieux lecteur chromé, qui crache aussitôt un air bluegrass et enterre la rumeur de la télévision.  «Voulez-vous descendre au sous-sol?»

En bas des marches, un écriteau en bois annonce la cale aux trésors. «Welcome to Bob Fuller’s Country Club». Là aussi, banjo et fiddler jaillissent des hauts-parleurs d’un immuable radio.  Tout autour, c’est l’apocalypse. Des interminables colonnes de disques, dont la plupart sont inaccessibles, s’élancent vers le plafond. «J’ai dû fabriquer des étagères à la demande des inspecteurs, mais mes disques en déborderont toujours», commente Bob Fuller devant notre regard interloqué.

Le collectionneur a rassemblé dans son sous-sol l’histoire quasi complète du country, du bluegrass et du hillbilly. Lorsqu’il prend l’un de ses protégés entre ses mains bouffies, le temps semble s’arrêter. «Je ne discerne plus les pochettes, s’attriste l’homme de 76 ans en caressant un carton rouge. Au moins, j’ai mémorisé la plupart d’entre elles. Je peux savoir quel est le disque par la couleur de sa pochette.» Après sa mort, les disques seront sûrement séparés et la précieuse collection, démantelée. Mais comme la plupart des collectionneurs, Bob Fuller ne s’en préoccupe pas trop. Il continue même à acheter, parcourant hebdomadairement les ventes de garage de Lakeshore à la recherche des perles manquantes. «Un disque ne sera jamais perdu. Il y aura toujours quelqu’un pour l’aimer», croit celui qui se bat pour la sauvegarde du country.

La maladie du bonheur

Comme Bob Fuller, le collectionneur Albert Iannone demeure serein face à la pérennité de sa collection de rock and roll, et ce, même si sa propre famille n’est pas intéressée à reprendre l’héritage. Ce fringant sexagénaire, qui ressemble dangereusement au grand-père dont tout le monde rêve, estime que son trésor revêt peu d’importance comparativement au plaisir qu’il a eu à le composer.  «Je ne regrette pas une minute de ma vie. Pas une minute.»

Comme pour plusieurs autres collectionneurs, le disque est une source de réconfort pour Albert Iannone. «Il y a toujours une parole de musique qui répond pour moi quand je parle à quelqu’un, s’enthousiasme-t-il. Ça donne un plaisir infini! Le rock and roll c’est une richesse qui m’a donné une qualité de vie supérieure à bien du monde, ça j’en suis certain!»

Sur la manche de sa veste de cuir, un bandeau arbore son prénom en lettres brodées, témoin d’une existence passée en solitaire au volant d’autobus voyageurs. Chez lui, le rock and roll règne sur véritable univers parallèle. Devant sa maison trône son dernier bébé, un rutilant hot rod bleu pâle, modèle Mercury 51, «rock and roll au boute au boute!» À l’intérieur, les murs sont tapissés d’images et de néons des années cinquante. Un juke box presqu’aussi grand qu’Albert – pour lequel il a refusé la somme considérable de 9500$ américains l’an dernier– trône au centre d’une pièce remplie à craquer de disques vinyles. Sans oublier la charmante Pauline, avec qui il s’est marié il y a deux ans, et qui, radieuse, l’accompagne dans ce «rêve qui se continue».

Le petit homme rayonne lorsqu’il présente sa collection. «Moé, j’ai toute! Rockabilly, doo-wop, rock and roll, il ne me manque rien. Les groupes québécois : Les Sultans, les Bel Canto, les Misérables, j’ai même encore les disques des Haunted. J’avais tous les long-jeux les plus rares dans le monde entier. J’en ai vendu au moins soixante-quinze à mille dollars chacun. Ça, c’est des beaux investissements!»

Pour Albert, la musique est une grande sauveuse. «Avant ça, je vais te dire une affaire, c’était triste chez nous! Mon père était un ivrogne, il nous battait et violait ma mère et mes sœurs. Toute mon enfance je l’ai vécue en dessous de mon lit. Mais quand mon père est mort, j’ai oublié tout ça avec le rock and roll. J’ai retrouvé le plaisir de la vie dans la musique. Tu sais, les chansons des années cinquante ne parlaient que d’amour.»

Aujourd’hui, Albert Iannone se promène avec une clé USB autour du cou. Sa petite puce contient quarante mille disques, classés et numérotés. Un magasin clé en main, pour ainsi dire. «Je vais essayer de vendre ça sur Internet rapidement, avant de devenir fou!», dit-il avant de poursuivre avec une petite voix d’espiègle et une étincelle dans les yeux. «Ben, je suis déjà fou, mais avant de le devenir encore plus!»

Un rituel contagieux

De temps en temps, les passionnés du vinyle se réunissent pour écouter et partager leurs dernières trouvailles. Ensemble, ils partent à la recherche de l’objet convoité dans les conventions de vinyles. C’est à une de ces conventions, dans un sous-sol d’église de Montréal, que Montréal Campus rencontre Serge Bégin, tout mince dans son large chandail noir d’un groupe obscur, et qui se délie la langue dans un évident exutoire. «Je n’ai pas souvent l’occasion de parler de ça», nous confie-t-il d’une petite voix. Son discours est confus, truffé d’allusions à des concepts spirituels et de réflexions sur le sens des mots, qui s’empilent dans un cafouillis impressionnant. Serge Bégin parle du disque comme d’une femme, les yeux grands, le cœur qui bat. Mais il est un collectionneur bien particulier. Après avoir mis toute son énergie sur Robert Fripp, la tête pensante du groupe de rock progressif King Crimson, le voici qui recherche tous les artistes ayant touché de près ou de loin au groupe psychédélique allemand Amon Düül. «J’ai environ trois mille disques qui leur sont liés, de celui de la coiffeuse d’un des membres à celui du frère de leur technicien de son. En collectionnant d’une façon absurde comme ça je vois des étranges coïncidences. Ça a l’air hasardeux, mais pour moi ça ne l’est pas. C’est une croyance presque religieuse.»

Rejoint par sa femme Pauline à la même convention, Albert Iannone s’empresse de la présenter au Montréal Campus, lui expliquant la raison de la présence de la journaliste. «Elle écrit un article sur nous. C’est intéressant pour les jeunes. Il y en a peut-être qui collectionnent des affaires et qui se disent qu’ils perdent leur temps, mais on ne perd pas notre temps! Ça donne le goût de vivre!» Et c’est le sourire aux lèvres, un nouvel espoir dans le corps, que Montréal Campus referme la porte du sous-sol de l’église sur son trésor et ses gardiens aux cœurs bien vivants.

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *