Portrait de Brigitte Haentjens
La metteuse en scène Brigitte Haentjens a toujours admiré les grandes femmes de la littérature, de Virginia Woolf à Simone de Beauvoir. Après plus de trente années fastes de carrière, c’est à son tour d’inspirer une jeune génération de créatrices.
La voix de Brigitte Haentjens est chahutée comme l’eau d’une rivière: parfois calme, parfois emportée. Cette sensibilité semble vitale pour la metteuse en scène qui a remporté la plus haute distinction théâtrale au Canada, le prix Siminovitch, en 2007. Son œuvre, qui comprend des pièces comme Blasté de Sarah Kane, Hamlet-machine de Heiner Müller et Bonjour, là, bonjour de Michel Tremblay, est parmi les plus salués du Québec.
Celle qui dérange par ses explorations thématiques sauvages et sa liberté créative n’a pas toujours été une femme insoumise. C’est d’ailleurs pour contenter ses parents, des ruraux peu éduqués, que la native de Paris termine des études en pharmacologie à l’âge de 21 ans. «Je viens d’une famille qui n’était pas très ouverte sur le monde intellectuel. La médecine m’intéressait et j’adorais apprendre, mais il était clair que je n’allais pas faire ça de ma vie.»
Ce détour universitaire de convenance ne décharge pas Brigitte Haentjens d’une attirance naturelle pour le théâtre amateur. Enfin bachelière, elle s’inscrit à l’école de théâtre Jacques Lecoq. «Avant même l’étude du mouvement et du corps, c’est leur philosophie qui m’intéressait. Le théâtre traditionnel m’emmerdait. Je voulais créer.»
L’étudiante s’éloigne rapidement du métier d’actrice, qu’elle juge trop compétitif pour une «control freak» de son acabit. «Je n’ai pas la vocation d’actrice. Je suis de nature analytique. Ce qui m’intéressait d’abord, c’était d’observer les autres, de les décoder.»
En 1985, quand elle déménage à Ottawa par amour, Brigitte Haentjens a déjà côtoyé la culture québécoise. Bercée dès l’enfance par les chanteurs fétiches de son père, Félix Leclerc et Robert Charlebois, elle ignore cependant tout de la francophonie hors-Québec. C’est le coup de foudre entre la jeune créatrice et les artistes franco-ontariens. Après avoir flirté avec le théâtre professionnel dans la capitale, elle atterrit à Sudbury. Là-bas, dans un milieu théâtral encore endeuillé par le suicide d’un de ses pionniers, André Paiement, le Théâtre du Nouvel-Ontario décrépissait pour tranquillement devenir un «entrepôt humide où circulent les rats». Avec son complice Jean-Marc Dalpé, Brigitte Haentjens retape tout. Une succession de pièces saluées par le public et la critique réussit finalement à raviver le lieu de création. «C’était des années exaltantes, complètement folles. On travaillait comme des malades.» Après huit années extravagantes, la metteuse en scène ne se sent plus à l’aise avec le statut de notable que la région lui accole et plie bagage, destination Montréal.
Épopée montréalaise
En 1991, Brigitte Haentjens veille pendant quatre ans à la direction artistique du Théâtre Denise-Pelletier. Un passage enrichissant, mais peu libérateur sur le plan créatif. «C’était une grosse boîte. Il y avait un directeur général et un conseil d’administration au-dessus de moi. En plus, nos productions s’adressaient au milieu scolaire, ce qui impliquait une certaine censure.»
En 1997, la metteuse en scène retrouve la liberté en fondant sa propre compagnie, Sibyllines. La quantité et la qualité des œuvres produites impressionnent: onze en autant d’années, un rythme fou dans l’univers théâtral. Avec des pièces comme Vivre, Éden-Cinéma et Marie Stuart, la féministe aborde les grandes auteures Marguerite Duras, Virginia Woolf et Dacia Maraini.
Son thème de prédilection: la quête de l’identité au féminin. «Mes choix de création sont très organiques. Je travaille beaucoup par thèmes, par talles fertiles. Quand je les ai épuisés, quelque chose d’autre s’impose.»
Loin de faire dans «le réalisme psychologique que l’on voit à la télé», la femme de mots n’a pas peur de secouer son public avec des interprétations psychanalytiques parfois crues. Certains spectateurs qui se sont rendus à l’Usine C le printemps dernier se souviendront longtemps de Blasté, pièce écrite par Sarah Kane au moment du conflit yougoslave. À l’honneur: viol, machisme et cannibalisme. «Honnêtement, j’étais persuadé que plus de personnes auraient quitté la salle. Il n’y en a eu finalement que très peu considérant une telle violence.»
Moulin à paroles
En septembre dernier, Brigitte Haentjens a renoué avec la controverse dans la foulée du Moulin à paroles, un événement présenté sur les Plaines d’Abraham qu’elle a organisé en compagnie, entre autres, de Biz et de Sébastien Ricard du groupe Loco Locass. Pendant 24 heures, une centaine de personnalités des sphères politiques et artistiques se sont relayées au micro pour interpréter des textes qui ont façonné l’histoire du Québec. Glissé candidement parmi les extraits sélectionnés, le manifeste du FLQ a soulevé un tollé. Jean Charest s’est dissocié de la célébration et certains éditorialistes ont vite crié au «complot souverainiste» visant à faire «l’apologie de la violence». Des accusations qui n’auront finalement pas endommagé les pales du Moulin, bien au contraire. «Le refus du premier ministre de participer a finalement été une grave erreur. Vraiment, tous s’entendent pour dire que c’était une fin de semaine formidable», renchérit la souverainiste modérée qui a réussi à intéresser 600 000 curieux, sur place ou devant la télévision.
La meunière parle avec nostalgie de cette aventure, la plus mémorable de sa vie. «Le moment a été tellement intense et la réponse a été tellement forte que désormais, la vie me paraît un peu fade. C’était un geste gratuit et unique. Je prends conscience que le théâtre, qui rejoint un public assez réservé, n’aura jamais une résonance similaire.»
La metteuse en scène n’abandonne pas ses projets pour autant. En septembre 2010, elle présentera La Nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès, pièce dans laquelle Sébastien Ricard incarnera l’unique personnage.
À la fin de l’entrevue, la voix de Brigitte Haentjens est toujours fragile comme l’eau. Mais la preuve est faite: un petit courant acharné, à travers ses méandres, peut éroder les consensus, polir les diamants d’autres siècles et, par nuit de folie littéraire, réveiller l’espoir.
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