Le Café Cléopâtre menacé de disparaître
Le Café Cléopâtre lutte pour conserver sa place dans le nouveau Quartier des spectacles. Dans ce corps à corps avec la Société de développement Angus, le Cléo se fait défenseur de la mémoire du Red Light.
Le Café Cléopâtre sort ses griffes et fouette ses troupes: la lutte contre la construction d’une tour à bureau par la Société de développement Angus (SDA) est bel et bien en marche. Avec ses danseuses, ses drag queens, ses clients en habits de cuir et sa pénombre luxuriante, le Cléopâtre exige de rester debout, espérant embrasser pour de bon le titre de patrimoine montréalais.
Cœur, corps et esprit d’une culture qui est souvent confinée aux coulisses et aux coins sombres, le Café Cléo accueille en son sein plusieurs groupes artistiques et érotiques. Tous se mêlent et se produisent au Cabaret Cléo, au deuxième étage du Café, dans le but de divertir.
La SDA souhaite ériger en lieu et place du Cléopâtre une tour à bureaux où Hydro-Québec relogerait 1500 de ses employés. Elle surplomberait du haut de ses 12 étages l’immeuble beaucoup plus modeste du Monument-National. L’existence du Montreal Pool Room est également menacée par ce projet.
Guerre des classes
Vêtue d’une longue robe noire à paillettes qui frôle ses jambes imberbes, Reena fulmine à l’idée de voir son endroit fétiche être réduit à néant. La drag queen y a d’abord été serveur, puis serveuse, avant d’y devenir animatrice. Elle a la conviction que le Cabaret Cléo est une scène incontournable pour les spectacles de drag queens. «Ici, tout le monde est le bienvenu: jeune, vieux, hipsters, fétichistes, gay, straight, drag queen. On est au croisement de toutes les strates de la société. Personne ne se sent jugé ici. La mémoire est dans les murs, c’est ce qui rend l’endroit et l’ambiance si particuliers.»
Lieu de toutes les digressions, déjanté et irrévérencieux, le boulevard Saint-Laurent, dit la Main, a été sacré lieu historique national par le gouvernement fédéral en 1996. Cette reconnaissance est aussi appuyée par un énoncé d’intérêt patrimonial sur l’îlot Saint-Laurent par la Ville de Montréal. Le Café Cléo est aussi situé dans l’aire de protection du Monument-National, qui est classé au patrimoine historique depuis 1976. La SDA travaille à obtenir certaines dérogations à ce statut pour mener à terme son projet immobilier de 165 millions de dollars.
Pour le psychiatre Jean-Dominique Leccia, actif dans le mouvement pour sauver le Café Cléopâtre, le projet de revitalisation du quadrilatère Saint-Laurent constitue une «aberration architecturale et urbanistique, une dérive barbare des villes». Sans le Red Light, la ville perd son épicentre et son repère principal, affirme-t-il. L’angle du boulevard Saint-Laurent et de la rueSainte-Catherine est le «point zéro», le centre géographique et symbolique de Montréal. Mettre à terre le Cléopâtre pour Hydro-Québec, ce n’est ni plus ni moins qu’une amputation du quartier, allègue sans détour le Dr Jean-Dominique Leccia. «D’ailleurs, est-ce le Quartier des spectacle ou bien le Quartier de la société des spectacles?»
Perchée sur de vertigineuses bottes de vinyle noires, Velma Candyass, chorégraphe de la troupe néo-burlesque The Dead Doll Dancers, croit que le projet tout en hauteur de la SDA maquille un conflit plus profond, celui d’un fossé entre le divertissement des riches et des pauvres. «On a l’impression que ce qui est proposé implique une guerre des classes. Les promoteurs ont une autre idée de l’art, qu’ils veulent contrôler afin qu’il soit plus propre et plus familial.»
Du patrimoine, le Cléo?
Classer un lieu au patrimoine historique implique un investissement de fonds publics, mais aussi un désir de l’imbriquer dans notre avenir, croit Luc Noppen, directeur de l’Institut du patrimoine de l’UQAM. «La mémoire, c’est quelque chose de mort. À l’inverse, le patrimoine fait appel à ce que la collectivité attribue comme affection et comme valeur identitaire à un objet.» Certains lieux sont restaurés sans qu’il n’y ait d’objection, comme le Vieux-Montréal. D’autres, croit Luc Noppen, n’ont pas la même consécration. Le Café Cléo, de par sa fonction de divertissement «populaire», est encore pour certains bien loin d’un mythe inattaquable.
Titulaire de la Chaire en recherche du Canada en patrimoine urbain, Luc Noppen estime que de vouloir garder un bâtiment dans l’unique but de se souvenir d’une époque révolue n’est pas suffisant. «De toute façon, le Red Light est mort depuis longtemps. Et si le Café Cléopâtre incarne à lui seul le Red Light, il va se sauver tout seul».
Laisser un commentaire