Le souffle court d’avoir pédalé vite, Karine Rosso laisse tomber sur une table du Café Aquin ses grosses lunettes d’un orange éclatant, une tasse bleu poudre et le livre Ne suis-je pas une femme? Femmes noires et féminisme de Gloria Jean Watkins, mieux connue sous le pseudonyme bell hooks. La trentenaire révèle avec un grand sourire qu’elle se prépare pour son cours « Femmes du monde et littérature ». Le féminisme au bout du crayon, l’écrivaine dénonce et essaie de comprendre le monde un mot à la fois.
Cette dernière a contribué à la mise sur pied de la librairie L’Euguélionne, dont le nom rend hommage au roman éponyme de Louky Bersianik, premier grand roman féministe québécois. Le lieu de discussion féministe, situé sur la rue Beaudry à Montréal, est ouvert depuis le 15 décembre. « Je me décris comme le cinquième ou peut-être le sixième Beatles dans ce cas! », déclare Karine Rosso, modeste quant à son implication dans le projet. Celle-ci précise qu’elle est membre du conseil d’administration, qu’elle est présente depuis la première rencontre, mais qu’elle ne s’investit pas autant que les cinq membres fondatrices.
Doctorante et chargée de cours à l’Université de Sherbrooke, Karine Rosso a commencé à mélanger sérieusement littérature et féminisme en s’intéressant à Nelly Arcan dans le cadre de son doctorat. « Dans la même lancée, j’ai fait de plus en plus de recherche sur l’intersectionnalité, sur la place des femmes racisées dans le féminisme », analyse la trentenaire. C’est pour exprimer ce féminisme aux multiples voix que onze femmes ont pris la plume dans Histoires mutines, recueil publié en 2016 et réalisé sous sa direction et celle de Marie-Ève Blais, libraire, blogueuse et co-fondatrice de L’Euguélionne. « Ayons un féminisme où il y a des débats, ayons un féminisme où on n’a pas peur de parler du fait qu’il y a des dominantes et des dominées au sein même du mouvement », revendique madame Rosso.
Née au Québec d’une mère colombienne et d’un père français, elle se reconnaît migrante. « N’être plus tout à fait de l’endroit d’où l’on vient ni tout à fait de l’endroit où l’on va », la doctorante définit le mot en jouant avec ses bagues, cadeaux de son petit ami joaillier. Cette particularité, indissociable de son identité, Karine Rosso l’explore à travers la fiction (Histoires sans Dieu, 2011), l’essai (Le sujet du féminisme est-il blanc?, 2015) et par le voyage. Partie vivre en Amérique du Sud quelques années, son amie d’enfance, Alexandra Ghezzi, la trouve à son retour changée, plus près de ses origines colombiennes, un nouvel amoureux au bras. « C’est surtout le côté politisé de l’Amérique du Sud dont Karine a hérité », juge son amie du primaire.
Romancer le réel
Pour Karine Rosso, la littérature, plus qu’un divertissement, permet d’analyser une société et de faire passer un message politique. La jeune femme s’implique à l’adolescence dans les journaux de son école et, si on lui a pensé une carrière de journaliste, c’est à travers la fiction qu’elle s’exprime le mieux. « Je tenais un journal intime dès l’enfance et il y avait des bouts inventés, qui ne s’étaient jamais passés. Je commençais par exemple par “J’étais dans la cafétéria” et puis j’inventais une histoire », sourit la jeune femme à l’évocation de ce souvenir. Elle se souvient d’un moment où son imagination lui a été nécessaire, alors que sa mère est tombée très malade. « Je prenais des notes, je décrivais l’hôpital, ça m’aidait de voir cette réalité-là comme une fiction possible », confie la femme de 36 ans en mimant le geste d’écrire. Soudain sérieuse, elle explique qu’elle écrit face à l’impuissance. Très artistique, particulièrement touchée par la littérature et la musique — de la musique instrumentale en passant par le reggeaton, petit plaisir coupable —, Karine Rosso croit que « pour faire de l’art, il faut s’en nourrir ».
La mère de Karine Rosso, Fanny Lopera, souligne par ailleurs l’amour de sa fille pour la langue française. « C’est un secret de famille, mais je parlais à Karine en espagnol et elle refusait de l’apprendre, elle me répondait en français! », rit cette dernière. Mme Lopera se rappelle aussi qu’au secondaire, l’adolescente restait à la maison pour lire au lieu de participer aux fêtes colombiennes. « Je suis un vrai rat de bibliothèque, il faut vraiment que je déteste un livre pour ne pas le finir », confirme Karine Rosso, en ajoutant que sa partie préférée dans l’écriture est la réécriture, mais aussi la recherche, puisqu’elle peut s’entourer de livres. La publication, à l’inverse, l’angoisse carrément. « C’est comme si je montrais mon bébé à la face du monde, je me dis : “Est-ce que les gens vont le trouver laid, est-ce qu’ils vont trouver qu’il a trop de cheveux?” », explique d’une voix faussement plaintive cette femme à la triple identité. L’avis des autres a bien failli avoir raison de l’intérêt de l’auteure pour l’écriture. « Pour mon premier roman, je suis allée collecter tous les signets que je pouvais au Salon du livre et j’ai envoyé mon manuscrit partout », raconte l’écrivaine, fière. Acceptée nulle part, Québec Amérique lui a proposé une maison d’édition alternative qui publie les jeunes auteurs. C’est là, chez la Grenouillère, qu’elle publiera Histoires sans Dieu. « Sans eux, je ne sais pas si j’aurais eu la force de continuer », reconnaît-elle.
Le doute qui ronge
Karine Rosso le dit et le redit, la vie d’artiste, c’est instable émotionnellement. « Parfois, c’est très excitant et à d’autres moments, on remet tout en question ». La Franco-Colombienne soutient tout de même que le doute, celui qui permet de se surpasser et non celui qui détruit, est positif. « Je pense réellement que ça fait partie du processus et que ça crée des détours et des questionnements qui nourrissent l’art. »
Karine, elle est très performante. Souvent, elle ne vient pas manger avec moi parce qu’elle travaille, ce n’est pas ça la vie! Et malgré ça, elle doute toujours d’elle-même.
Fanny Lopera, mère de Karine Rosso
Elle avoue qu’elle a tendance à faire des montagnes de vaisselles certains jours pour éviter d’écrire. Pour elle, le processus d’écriture est difficile autant du côté technique qu’émotif. « On n’écrit pas totalement ce qu’on veut, on écrit ce qu’on peut. On ne choisit pas complètement ni son style ni son sujet. On est habité par quelque chose et il faut le coucher sur papier », philosophe l’écrivaine.
Photo: CATHERINE LEGAULT MONTRÉAL CAMPUS
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