Le bestiaire d’un hurluberlu chansonnier

Portrait de Frank Martel

Le poète le plus singulier de Montréal refait surface avec un disque des plus intrigants. Un petit bestiaire dans lequel hurons, mouflons et pucerons sautillent sur une panacée d’instruments bizarroïdes. À l’école du Ara est sorti dans l’ombre de décembre, mais l’imminent soleil permettra peut-être à ses petits habitants de se pointer le bout du museau.
Photo: Jean-François Hamelin
Attablé au Cheval blanc, la chevelure grisonnante hirsute et les yeux bleus perçants, Frank Martel est à l’image de l’affectueux perroquet tropical qui règne sur son disque: il a la langue nerveuse. «L’ara est un habile parleur, mais de quoi parle-t-il au fait?» s’inquiète-t-il.
«Ses poèmes musicaux sont une suite de petites cloches qui nous éveillent à quelque chose de différent. Ça me fait penser à une suite de haïkus», sourit l’ancien professeur au département d’études littéraires du collège de Maisonneuve, Philippe Haeck.  C’est lui qui a envoyé les textes du poète aux Éditions VLB alors que le jeune Frank frisait à peine les vingt ans. «J’avais trouvé ses textes nettement à part des autres. Il avait déjà son propre style. Il retournait les mots dans tous les sens et formait des images surprenantes.» Frank Martel a publié trois recueils de poésie, mais l’atypique personnage s’est peu à peu retiré d’un milieu auquel il ne se sentait pas appartenir.

Le curieux poète a commencé à mettre de la musique sur ses mots dans les années 80, à l’occasion de divers petits festivals. Sa participation à des spectacles multidisciplinaires aux côtés de Nathalie Derome et de Luc Bonin, plus connu sous le pseudonyme d’Urbain Desbois, lui a fait prendre sa place comme compositeur et performeur. Malgré tout, Frank Martel refusait toujours de se lancer dans la chanson. C’est finalement en 2001 qu’il sortira son premier disque, Enjambons le désert, maintenant épuisé. «À force de voir Luc faire des disques, j’ai eu envie de m’essayer», admet Frank Martel.
«Je m’élance à tâtons / La fontanelle à trois pignons»

Alors que ses trois premiers albums étaient arrangés par les musiciens Bernard Falaise, Éloi Deit et Michel F. Côté, son petit dernier, À l’école du Ara, est un travail d’exploration en duo. «Le processus a été extrêmement long!» commente l’autre chercheur, le guitariste Bernard Falaise, qui composait dans son sous-sol pendant que Martel jouait avec la langue. C’est chez Bernard qu’ils ont placé les mots sur des mélodies saugrenues, déplaçant notes et syllabes pour donner un tout biscornu. «J’ai l’impression que certains textes de Frank ont des sens cachés, raconte Bernard Falaise, par ailleurs habitué d’accompagner des poètes avec sa six-cordes. Si je changeais un son, le texte lui semblait soudainement complètement incompatible, chose que je ne percevais pas du tout. Mais Frank est extrêmement minutieux, il passait des jours et des jours à changer un mot de place.» 

Bernard Falaise, lui, s’était donné comme credo d’explorer tous les instruments qui traînaient chez lui et qu’il n’avait pas encore pris le temps d’apprivoiser. Percussions, sortes de harpes et de cithares et autres curiosités servent à merveille les propos abstraits et l’ambiance tordue de Frank Martel.

Étonnamment, le «ara» du titre ne provient pas de l’animal à la langue fourchue, mais bien de «hara», un mot japonais qui signifie ventre. Déjà mal à l’aise sur une scène, Frank Martel devait penser à se dévoiler sans guitare au cou. «C’était la première fois que je n’en jouais pas. Ça m’a forcé à m’ouvrir, à penser à mon diaphragme.» Un prétexte également pour retravailler ses textes. «En changeant la manière de faire, on change la matière.» Maître de la poésie bruitiste, assembleur de rythmiques linguistiques, Frank Martel songe, regard vers le ciel, à la musicalité intrinsèque à notre langue. «C’est fascinant comment la musique peut être associée à une expression. On dit toujours “s’ti qu’t’es con” de la même manière. “Sti qu’t’es con”… la rythmique fait partie de notre langage sans qu’on s’en rende compte. Mais comment est-ce que ça naît tout ça? Les mots m’émeuvent. J’écris des chansons pour dire la beauté de la langue.» Et si c’est ce hara qui a mené au ara, il est impératif de souligner la perfection du hasard. 
«Cloaque que l’en dise / cloaque qu’on en dise»

«Frank Martel est passé d’une réflexion assez grave, dans ses premiers recueils, à un éclatement ludique qui nous force à tout remettre en question», analyse le poète Philippe Haeck, qui souligne que le fond de ses réflexions demeure le même. «Il me fait penser au comte de Lautréamont (NDLR: de son vrai nom Isidore Ducasse), qui dans son œuvre Pensées prenait des citations de philosophes et leur faisait dire le contraire. On se rendait compte que le nouveau sens de la citation était souvent aussi bon. C’est un peu ce que fait Frank Martel en retournant toutes nos idées reçues. Il suffit de lui dire quelque chose pour qu’il en voit l’envers.»

Frank Martel s’amuse à virer les images classiques de notre imaginaire cul par dessus tête, comme cette fée fainéante qui ouvre le disque. Une fée un peu laide, mais au fond si jolie. Tout au long de l’album, de la murène au ouistiti, ce sont plus de vingt-cinq bestioles qui personnifient sans qu’on ne s’en rende compte ce besoin de l’inconfortable. Un inconfortable qu’on se plait à hululer, même si ce qui se cache derrière la poésie de l’éternel zigoto demeure habilement flou. 

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