Guy Delisle : Voyager dans une bulle

 

Connu de quelques amateurs de bande dessinée underground en 1998, le bédéiste québécois Guy Delisle est aujourd’hui l’un des artisans du neuvième art le plus en vue de la province. La publication de Chroniques birmanes, en octobre dernier, est venue cristalliser le talent de l’auteur dans un genre bien précis: le récit de voyage autobiographique.

Guy Delisle n’a pas de sourcils. Ses petits yeux d’ébène étonnamment expressifs trônent au sommet d’un nez angulaire qui occupe le cinquième de la surface de son visage. Ses lèvres se résument souvent à un simple trait. Ses vêtements, simples et amples, sont à l’image du monde qui l’entoure: noirs et blancs. Loin d’être difforme ou manichéen, le dessinateur est tout simplement un personnage de bande dessinée. En plus d’exister en chair et en os.
La plus récente apparition sur papier de Guy Delisle a eu lieu en octobre dernier avec la parution de Chroniques birmanes, une bédé autobiographique dans laquelle il relate l’année qu’il a passée en Birmanie avec sa conjointe et son fils. Quelques jours avant la publication, le monde apprenait l’existence de ce pays d’Asie du Sud-Est, où des milliers de moines bouddhistes descendaient dans les rues pour protester contre le régime militaire en place. Difficile d’imaginer un meilleur timing.
Le bédéiste ne dessine pas les manifestations des bonzes, mais plutôt le quotidien birman. «Je suis content de raconter la Birmanie d’une autre façon. Je veux montrer qu’il y a des gens qui y vivent et ne pas parler de ce pays uniquement lorsqu’il y a de la répression.»
Sous ses doigts, la vie au jour le jour du pays d’or prend forme et devient passionnante. À chaque page, la banalité du train-train quotidien est ponctuée par «la trame de fond exotique» de la Birmanie. Peu de temps après son arrivée au pays, Guy Delisle découvre que la maison où est assignée à résidence surveillée l’opposante à la junte militaire birmane et lauréate du prix Nobel de la paix, Aung San Suu Kyi, se trouve dans son quartier. «Dans ma bédé, je parle de ma petite vie avec mon fiston, mais quand je sors en poussette, j’ai comme voisine Aung San Suu Kyi. Ça me permet de passer du quotidien au spectaculaire. J’aime bien les mettre l’un à côté de l’autre, car notre vie est souvent faite ainsi.»

Silence criant
Depuis 2000, Guy Delisle invite les lecteurs à le suivre d’une case à l’autre dans ses aventures en Asie. Avant Chroniques birmanes, il a dessiné la Chine dans Shenzhen (2000) et il a consacré un album à la très fermée Corée du Nord avec Pyongyang (2003). Ces récits de voyage autobiographiques n’ont rien à voir avec les péripéties du reporter globe-trotter Tintin, un personnage qu’il a «toujours trouvé trop sérieux». Au contraire, Guy Delisle relate tout simplement la vie de tous les jours. «Moi, c’est par les petites observations que j’aime regarder plus grand. Je crois qu’avec la succession des détails du quotidien, on arrive à faire le reste de l’image.»
Avec un humour très anecdotique et ironique, le bédéiste «regarde l’exotisme par le petit bout de la lorgnette». Ses albums sont constitués d’une multitude d’histoires courtes où les différences culturelles les plus inattendues sont exposées, comme les billets de banque birmans qui sont divisés en coupure de 15, 45 et 90 kyats. Dans ses trois bédés, l’auteur démontre une maîtrise hors norme des techniques de narration où le silence occupe une place importante. Ce vide, appuyé par un coup de crayon simple et des images peu chargées, crée des variantes de rythme captivantes qui permettent à Guy Delisle de véhiculer des émotions qui ne se racontent habituellement pas. Ainsi, dans les 150 pages de Shenzhen, le fil conducteur du récit est l’ennui, sans jamais tomber dans la monotonie.
Le style unique du bédéiste n’enlève rien au contenu de ses albums. Ses petites chroniques sont parsemées d’informations graphiques sur les régimes politiques des pays où il se trouve. Dans Pyongyang, Guy Delisle expose régulièrement la propagande martelée par le gouvernement communiste de Kim Jong-il, toujours avec une empreinte d’humour et d’ironie.
Ce caractère légèrement informatif pousse certains lecteurs à classer l’œuvre de Guy Delisle dans la bédé journalistique, ce que l’auteur désapprouve. Selon lui, ses albums rapportent beaucoup moins de faits que ceux du bédéiste et reporter Joe Sacco. «Dans Chroniques birmanes, je dois avoir mis l’équivalent du contenu d’un article de presse, mais divisé sur plusieurs pages au travers du quotidien. De cette façon, la bédé n’a pas juste un squelette, mais aussi de la chair et des muscles. Ça permet d’obtenir quelque chose de plus solide.»

Sous-traitance chinoise
L’entrée de Guy Delisle dans le domaine de la bande dessinée s’est faite de manière graduelle. Après la fermeture du studio d’animation montréalais qui l’employait, il part voyager en Europe. Pendant un an, il réalise quelques contrats de dessins animés en Allemagne avant de se rendre en France, où il demeure aujourd’hui. «J’ai quitté le Canada alors que j’avais 20 ou 21 ans. Comme j’en ai maintenant un peu plus de 40, je suis un parfait exemple de Franco-Canadien», rigole-t-il.
Longtemps féru de bandes dessinées, il s’en est tranquillement lassé avec l’âge. «Le format de bédé qui était imposé auparavant, c’est-à-dire 46 pages couleurs, cartonnées, dans lesquelles se trouvait beaucoup d’action, de fantastique et de super héros, ça ne me parlait plus du tout, ça me tombait des mains.» La découverte de l’Association, une petite maison d’édition fondée par un collectif de jeunes bédéistes, a réanimé sa vieille passion. Les œuvres du groupe ont plongé Guy Delisle dans «un territoire d’exploration vif et passionnant». Inspiré par les idées nouvelles des dessinateurs, il a commencé à leur envoyer des projets.
Parallèlement, la carrière en dessin animé de Guy Delisle est devenue moins passionnante. «Après 10 ans, l’animation s’est réduite à une peau de chagrin en France. Tout était produit en sous-traitance et il n’y avait plus de jobs pour les animateurs. Ceux qui ont continué à bosser dans le domaine s’assuraient que l’animation était d’assez bonne qualité, là où les studios avaient été délocalisés.» Le bédéiste est d’ailleurs allé superviser des dessinateurs en Chine, au Vietnam et en Corée du Nord. «Après un moment, ce n’était pas très épanouissant sur le plan artistique.» Ses projets de bande dessinée ont alors pris de plus en plus de place, jusqu’à l’occuper complètement.
Avant Shenzen, où il relate ses expériences de travail en Chine, Guy Delisle n’avait jamais publié de grand récit autobiographique. «Je suis assez discret comme bonhomme. Me dessiner, c’est quelque chose qui me déplaisait un peu, sauf que ça s’est vite estompé. Je ne suis pas devenu moins timide, mais plus je me dessine, plus je deviens un personnage à mes yeux.»

 

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