Prière de ne pas fumer, le spectacle va débuter

Lucky Luke ne fume plus, et ce serait maintenant au tour des comédiens et des comédiennes, selon un jugement de la Cour du Québec émis le 9 novembre. Toutefois, la communauté artistique n’est pas prête à jeter ses mégots. Elle considère cette décision comme une ingérence judiciaire dans l’espace créatif.

Selon le juge de la Cour du Québec Yannick Couture, consommer des cigarettes sur scène n’est pas une proposition théâtrale protégée par la Loi. Les amendes liées à la loi antitabac que contestaient les théâtres La Bordée, du Trident et Premier Acte ont été maintenues. Néanmoins, cette décision ne sera pas la fin de la saga judiciaire puisque les théâtres feront appel du verdict. Ces derniers, épaulés par leurs pairs, poursuivront leur combat au nom de la liberté de création.

La professeure à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) Lise Cauchon-Roy considère qu’il est perverti de simplement se demander si fumer est un geste artistique : « Fumer n’est pas un geste artistique. C’est cette activité-là qui est inscrite dans la vie d’un personnage [qui est expressive] », explique-t-elle.

Pour l’étudiant de première année au baccalauréat en art dramatique Félix Bélair-Harvey, fumer serait « intime à une proposition théâtrale ». « Si tu considères le théâtre et la dramaturgie, un personnage qui fume donne tellement de symboles [sur son caractère] », exprime-t-il. La cigarette est effectivement un objet ayant une connotation aux yeux de plusieurs.

Félix se souvient du film Richard III (1995) où le personnage principal éponyme de l’oeuvre s’accordait une cigarette entre deux complots. Le calme funeste de cette pause cigarette amplifie, selon lui, le vil du roi Richard. Pendant un bref instant, le personnage que Lise Cauchon-Roy interprétait dans la pièce La Meute de Catherine-Anne Toupin consume une cigarette. Selon elle, ce simple geste évoque un moment de détente et de douceur que s’accorde le personnage autrefois débauché.

Comédien depuis près de 50 ans, Gilles Renaud considère lui aussi que la cigarette sur scène peut être essentielle à une démarche artistique. Il donne l’exemple d’une scène d’Un tramway nommé désir de Tennesse Williams, chef-d’œuvre de la dramaturgie, où la protagoniste séduit à l’aide d’une cigarette un jeune camelot de 15 ans. « Si tu n’as pas de cigarette, si tu n’as pas ce personnage-là, la scène ne tient plus », dit-il.

Selon lui, la cigarette indique également la temporalité de l’œuvre et les mentalités représentées sur scène. Effectivement, d’après lui, fumer peut traduire l’ambiance d’une époque où la cigarette était maîtresse. Par exemple, dans une pièce contemporaine, un personnage fume et cela reflète ses vices.

Un rôle qui ne se joue pas

Félix Bélair-Harvey et Lise Cauchon Roy soutiennent que le jugement de la Cour du Québec est une ingérence dans l’espace créatif théâtral. « Ce n’est pas la place [pour] la bienséance gouvernementale », pense Félix. Ses propos font écho à ceux de Mme Cauchon-Roy qui s’insurge lorsque l’on tente de prêter à l’art des intentions morales. « L’art n’a pas à être moral, songe-t-elle. L’art n’est pas là pour dire ce qui est bien et ce qui n’est pas bien. L’art est un acte de représentation de l’humanité. »

Pour la comédienne Sylvie Moreau — qui est diplômée en art dramatique à l’UQAM — le juge a voulu faire taire les « chialeux » et les « chialeuses » en assurant l’interdiction de la cigarette sur scène. Celle qui est aussi co-directrice artistique au théâtre Omnibus estime que « c’est pathétique de s’agenouiller devant [quelqu’un qui se choque] ». Selon elle, l’art n’a pas à être soumis aux mêmes règles que celles du quotidien. Sylvie Moreau décèle en ce jugement « une ignorance un peu crasse [vis-à-vis le métier d’artiste] ».

D’après Gilles Renaud, le verdict du juge Couture ouvre une porte à la censure. « La prochaine affaire, ça sera quoi? L’alcool? Ensuite ça va être le sexe? », se questionne-t-il. Cette forme de musellement de l’art lui rappelle l’arrêt du téléroman Paradis terrestre dans les années 70, parce que deux hommes homosexuels se tenaient la main. Le souvenir est clair, il campait l’un de ces rôles. « Est-ce qu’on retourne à ça? », s’inquiète-t-il.

Le trigger warning, un bon compromis?

Les trois amendes émises par le ministère de la Santé aux théâtres se rapportaient à la Loi concernant la lutte contre le tabagisme. Celle-ci interdit d’inhaler toute substance contenant de la nicotine ou non dans des lieux fermés. C’est pourquoi l’utilisation des cigarettes de sauge fumées sur les planches a provoqué un constat d’infraction.

Lise Cauchon-Roy juge toutefois que la législation est excessive puisque la fumée de sauge « ne porte atteinte ni à la santé des artistes, ni à la santé du public ». L’enjeu résiderait alors dans le possible inconfort ressenti par le public lorsqu’il voit un comédien ou une comédienne fumer.

Écrire dans les prospectus d’une pièce qu’un personnage fume sur scène est devenu une pratique courante chez les théâtres qui désirent protéger leurs spectateurs et leurs spectatrices d’un éventuel malaise. « Je pense que [lorsqu’on] arrive avec des cigarettes, de l’alcool ou des choses qui peuvent atteindre le spectateur, pas nécessairement dans les pensées, mais viscéralement, oui il faut faire des disclaimers ou des trigger warnings », considère Félix Bélair-Harvey.

Dans la même lignée, Sylvie Moreau juge qu’avertir le public est un bon compromis puisque les personnes susceptibles d’être choquées seront prévenues et l’artiste sera libre d’incarner comme il ou elle le désire son personnage. Lise Cauchon-Roy se positionne, néanmoins, contre cette approche. « Cette façon de vouloir [autant] avoir des casques de protection, ça mène à des excès qui sont hallucinants », explique-t-elle. D’après elle, le jugement de la Cour s’inscrit dans un esprit qui se rattache « à la montée du wokisme, du politically correct et du trigger warning », soit aux mouvements où « il faut tout, tout, tout balisé ».

Illustration de Malika Alaoui | Montréal Campus

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