La conservation de l’art numérique, défi de demain ?

Ce texte est paru dans l’édition papier du 4 décembre 2019

Pour les collectionneurs et les collectionneuses privé(e)s ou encore les institutions muséales, la conservation de l’art numérique peut s’avérer ardue et peut dissuader d’investir dans des œuvres qui utilisent ces technologies avancées. Ces craintes nuisent à ce milieu puisqu’une création qui ne trouve pas d’acheteur ou d’acheteuse est souvent destinée à disparaître.

L’art numérique est un vaste ensemble dans lequel plusieurs techniques artistiques peuvent être rassemblées, mais le procédé doit impliquer l’intervention d’une forme de technologie à l’intérieur de l’œuvre. Les projets peuvent utiliser la vidéo, la projection, la lumière, le son, des machines, des robots ou quelque chose de complètement dématérialisé comme un site Internet ou une application mobile.

Étienne Grenier, cofondateur de Projet EVA, un collectif qu’il a créé en 2003 avec Simon Laroche, se concentre sur l’art numérique. L’artiste explique rencontrer différents problèmes en lien avec la conservation de leurs projets.

Selon lui, les œuvres les plus difficiles à entretenir sont celles qui utilisent Internet, car elles demandent une connexion constante à un réseau ou un site qui repose sur des structures externes à ce que l’artiste crée par ses propres moyens. La difficulté est de « maintenir cette connexion permanente et cette capacité à échanger de l’information avec des systèmes sur lesquels on n’a pas le contrôle », précise M. Grenier.

Changement constant

Des difficultés surviennent avec des œuvres qui puisent des données dans un réseau social comme Facebook, Twitter ou Instagram, mais également avec des œuvres qui dépendent de structures comme Apple Store et Google Play.

Pour que la connexion entre l’œuvre et la plateforme se fasse correctement et pour conserver une application fonctionnelle, des mises à jour de certains codes sont nécessaires, car les sites et les distributeurs d’applications changent constamment leur fonctionnement.

Cortège, une œuvre numérique développée en 2017 par Projet EVA qui a été achetée par la collection d’art public de la Ville de Montréal, nécessite un certain entretien de la part de ses concepteurs. Présentée sous la forme d’une application pour téléphone intelligent, elle consiste en une immersion sonore le long de la promenade Fleuve-Montagne.

L’acquisition de Cortège par la Ville donne à l’œuvre une durée de vie de cinq ans, après quoi elle sera mise hors ligne. Pendant ces cinq années, l’équipe de Projet EVA devra faire plusieurs mises à niveau pour s’assurer du bon fonctionnement de l’application. À la fin de la vie de l’œuvre, les artistes produiront une archive à remettre à la Ville de Montréal qui témoignera de son existence.

La directrice et commissaire de la galerie ELLEPHANT, Christine Redfern, qui se spécialise dans la représentation des artistes du numérique, croit que les besoins pour la conservation d’une œuvre doivent faire partie du processus de création de cette dernière.

« Je recommande toujours aux artistes de penser à la personne qui vivra avec la pièce ou à l’institution qui en fera l’acquisition pour que celle-ci ne demande pas d’efforts supplémentaires », conseille-t-elle.

La directrice de la galerie estime toutefois que les défis entourant la conservation du numérique ne sont pas toujours des obstacles à l’acquisition d’une œuvre pour un collectionneur ou une collectionneuse. « Les collectionneurs et les acheteurs veulent inclure de plus en plus d’art [numérique] dans leurs collections et le considère comme la chose la plus excitante », pense la commissaire.

Pour le collectif Projet EVA, les ventes institutionnelles ou privées ne sont pas la norme. Cortège est la seule de leurs œuvres à avoir été achetée. Pour présenter leurs projets, certains et certaines artistes du numérique doivent fonctionner sur le modèle d’une « gig economy ».

« C’est un modèle économique qui ressemble à celui des arts de la scène, donc on est payé pour faire des prestations dans les festivals. Ça veut dire que les œuvres ne sont pas vraiment achetées et on roule dans un certain circuit », explique Étienne Grenier.

Les œuvres encombrantes, qui nécessitent beaucoup d’entretien ou qui impliquent un équipement de taille comme plusieurs robots et des machines imposantes ne trouveront généralement pas de place auprès d’un collectionneur ou d’une collectionneuse.

Les présentations et les performances dans différents festivals représentent ainsi une possibilité de vente. « L’idéal pour nous, c’est de sortir la production et de l’envoyer en Europe. Puisqu’il y a plus de villes et une densité de population plus grande, ça devient intéressant parce qu’on peut rouler sur ce circuit-là », soutient Étienne Grenier, l’artiste derrière le Projet EVA.

Grâce aux nombreux festivals, les œuvres seront présentées à un vaste public, mais une fois cette étape terminée, rien ne garantit la sauvegarde des pièces. « Une œuvre qui n’est pas achetée, c’est une œuvre qui va être oubliée, qui va disparaître parce qu’elle ne sera pas entretenue et qui va se désagréger », déplore-t-il.

Le Québec, idéal pour créer

Christine Redfern et Étienne Grenier sont du même avis : la province québécoise est le lieu idéal pour la conception d’œuvres numériques. « Le système de support des arts au Québec, en général, est très bon », estime Étienne Grenier, qui reconnaît le soutien apporté à tous les champs de l’art, incluant celui du numérique, par les différents conseils d’arts.

Pour sa part, Christine Redfern estime que les artistes de Montréal sont choyé(e)s de pouvoir travailler dans une ville phare en matière d’innovation technologique.

« Je trouve qu’il y a une vraie collaboration et un partage entre les différentes communautés artistiques de Montréal, que ce soit en technologie, en musique ou en théâtre. […] C’est pourquoi Montréal fait émerger ces artistes hybrides qui créent le plus intéressant des travaux », fait valoir cette enthousiaste de l’art numérique.

Photo | Camille Avery-Benny MONTRÉAL CAMPUS

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