Deuxième vie pour les reportages d’un journaliste de guerre

Jesse Rosenfeld est un journaliste indépendant canadien qui couvre les enjeux sociaux au Moyen-Orient. Café en main, beignet de Noël dans l’autre, le spécialiste de l’information s’est confié au Montréal Campus pour la première du documentaire de Santiago Bertolino. Un journaliste au front est un long-métrage de l’Office national du film du Canada où les spectateurs peuvent suivre sa couverture de l’actualité de cette région mouvementée du monde.

Qu’est-ce que ça fait d’être interviewé dans un Tim Hortons après avoir vécu aussi longtemps au Moyen-Orient?

J’atterris tout le temps dans des cafés lorsque je suis dans l’Ouest! (rires) C’est drôle, parce que j’étudiais les relations internationales à McGill auparavant. J’ai donc passé beaucoup de temps à venir chercher des cafés ici pour me confirmer que j’étais toujours un être humain et non une extension de mon ordinateur. Cet endroit me fait sentir comme chez moi, mais d’une façon cruelle(rires)

Pourquoi avez-vous accepté d’être le sujet principal du documentaire de Santiago Bertolino ? Comment se sent-on comme journaliste quand l’on est le sujet d’une production journalistique ?

Un journaliste ne veut jamais être le centre de l’histoire, sauf si c’est l’histoire autour de vous qui est la véritable histoire. J’ai décidé de le faire parce que je voulais donner une nouvelle vie aux histoires que je racontais déjà.

Mon intérêt pour le documentaire est venu de l’espoir que Santiago Bertolino fasse progresser mes histoires, qu’il montre quelles sont les connexions entre les différentes histoires que je couvre. C’était important, car les événements racontés façonnent et refaçonnent les régions que je visite.

Mon but est de couvrir la voix des gens là-bas et de présenter leur vision des problèmes qu’ils vivent de la façon la plus viscérale possible : au front. Je veux donner un portrait aux gens de la répression et de la contre-révolution qui sévit au Moyen-Orient en montrant les réactions et les motivations de ses habitants. La caméra a donné une seconde vie à leurs voix. Elle présente les images que j’essaie désespérément d’écrire.

Le film est-il donc une meilleure vitrine que l’écriture pour partager votre message ?

Oui. C’est une autre façon de raconter les histoires que je relate. Ce qui est intéressant, c’est qu’on voit les limites et les avantages de la caméra. Lorsque l’on regarde les histoires que j’écris à travers mes voyages, celles de l’Irak en 2015 par exemple, on voit qu’il y a certaines choses qui ne peuvent pas être capturées par la caméra. Il y a des gens que j’ai interviewés qui n’auraient pas été à l’aise d’être filmés. L’accès aux histoires et la manière dont je peux les raconter sont cependant limités, car je ne peux pas les montrer physiquement. Le film explore ces restrictions imposées par le journalisme papier.

Pourquoi avez-vous choisi de couvrir les enjeux sociaux au Moyen-Orient?

J’étais impliqué dans des groupes étudiants pour les droits de Palestiniens et contre la guerre en Irak lorsque j’étais à l’université. Quand j’ai obtenu mon diplôme, c’était ces enjeux qui me préoccupaient le plus. Le journalisme était la meilleure façon d’influencer ces situations selon moi.

J’ai été actif dans ces problématiques pendant plusieurs années. J’ai pu observer de près comment les gens vivaient dans ce contexte et rapporter au monde leurs histoires.

Quel enjeu au Moyen-Orient n’a pas assez de couvertures médiatiques, selon vous?

Le conflit palestinien est vraiment important, mais puisque c’est toujours le même, l’intérêt des gens est moindre.  Depuis que j’ai quitté le pays, il y a eu beaucoup de soulèvements populaires, l’occupation continue de s’étendre, personne n’en sait beaucoup à ce sujet. Il y a des attaques à Idleb en Syrie. La région est prise dans une période amère de répression. Peu importe où l’on regarde, il y a une atrocité injuste qui se passe et qui a besoin d’être racontée. Le film montre une réalité peu couverte par les médias traditionnels: celle de la crise des réfugiés vue sous l’angle de ceux qui se font claquer la porte au nez lorsqu’ils demandent l’asile politique.

Trouvez-vous que les Canadiens s’intéressent suffisamment à ces conflits?

Je suis Canadien et je me sens concerné par ces conflits. J’ai parcouru l’Égypte, la Palestine, la Turquie et plusieurs autres pays pour raconter l’histoire des gens qui vivent la guerre. Je vis à Beyrouth en ce moment. Je ne vis plus au Canada depuis près de dix ans.

Ce que je trouve le plus frustrant quand je reviens au Canada, c’est l’absence de réponse lorsque je parle aux gens de ce que je couvre comme sujets. C’est terrible là-bas! La vie est meilleure au Canada. Les gens sont toutefois déconnectés par la distance qui les sépare de ces conflits.

Le Canada français est différent par contre. La nature conservatrice de ce qui peut être discuté dans la presse papier bloque la porte à certains de mes reportages. J’écris plus pour la presse américaine, mais j’écris aussi pour le Toronto Star et le NOW Magazine. Les publications canadiennes me permettent moins de creuser mes sujets. Elles ont peur de dire la vérité sur le monde et de faire confiance aux réflexions des journalistes sur le monde qui les entoure. Je peux écrire des choses plus progressistes dans la presse américaine. J’ai écrit des choses pour les journaux américains dont on ne peut même pas parler ici, des massacres palestiniens, par exemple.

Le documentaire se termine sur une note d’espoir pour le Moyen-Orient. Est-ce que la future présidence de Donald Trump pourrait la faire disparaître?

Nous sommes foutus. C’est littéralement la pire chose qui pouvait arriver. Le cabinet ne pourrait pas être plus de droite que cela et ils sont extatiques de donner carte blanche pour continuer la guerre à Gaza. Ils vont finir avec force et agressivité le système de ségrégation militarisé à l’origine de certains conflits en Égypte. On a un gouvernement qui admire les chambres de torture et les mitraillettes qui tuent les manifestants dans les rues. Les rivières des sang créées par les gouvernements du Moyen-Orient sont maintenant soutenues par les États-Unis.

J’étais dans mon appartement à Beyrouth quand j’ai appris la nouvelle. Les gens étaient figés de stupeur. On a à peine survécu à l’administration Obama. Tout ce qu’on voit dans le film est arrivé sous l’œil d’Obama. Hillary Clinton avait promis plus d’agressivité des troupes américaines au Moyen-Orient. La blague commune était : « Oh, maintenant nos enfants vont recevoir leurs bombes de la première femme présidente américaine.» Ce scénario était meilleur que le genre de guerre incendiaire que le gouvernement Trump promet.

Comment est la vie de journaliste pigiste de guerre?

C’est terrible. C’est complètement instable de chèque en chèque. Mais ça vaut la peine! Quand tu écris sur ce qui te tient à cœur, c’est mieux que la protection et la stabilité d’une grosse boîte. Tu ne peux pas vivre que de ça, mais la seule raison qui te pousse à faire ça, c’est les histoires. Les gens ont besoin d’entendre ces histoires-là ici. C’est un métier complètement sous-évalué.

Vous pratiquez également le journalisme écrit sur Internet. Quels changements ont été apportés par ce type de journalisme lorsque vous travailliez au Moyen-Orient?

Il y a Internet partout au Moyen-Orient. C’est certain qu’il est plus merdique et n’est pas accessible tout le temps. La recherche d’informations est cependant sensiblement la même qu’ici. Il y a de beaucoup plus de médias qu’auparavant, c’est donc plus facile de s’informer. Beaucoup de médias se font un beau paquet d’argent en fournissant les ressources et les droits d’auteurs aux journalistes indépendants. Je ne choisis pas d’être un journaliste indépendant. C’est seulement la réalité de l’économie des médias au Moyen-Orient. Ils dépendent des journalistes indépendants. Si j’avais le choix, je raconterais toutes les histoires que je désire raconter, mais il faut que je les vende et que je me conforme au format web. La crise créée par ce changement profite du métier en redéfinissant ce qu’est le travail journalistique.

Avez-vous déjà utilisé des plateformes «en direct» comme Twitter ou Snapchat pour couvrir un événement au front?

Je suis sur Twitter et Facebook. J’étais à l’université quand Facebook a été créé. Je ne suis pas si vieux(rires) Évidemment, ces outils permettent de rendre une histoire vivante. Je fais cependant majoritairement du journalisme écrit. Tous les journalistes sont sur Facebook, Twitter, Snapchat. Ils utilisent constamment plusieurs plateformes pour obtenir de la reconnaissance.

Photo: OFFICE NATIONAL DU FILM
Image tirée du film Un journaliste au front de Santiago Bertolino

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *