Alors que le tatouage et le perçage sont devenus monnaie courante, certains choisissent de se marquer autrement pour se démarquer. lncursion dans le monde de la scarification esthétique.
«Tatouages custom, perceurs certifiés, scarifications, body modifications». La vitrine du Cracheur d’encre, salon de tatouage et de modifications corporelles montréalais, est sans équivoque. Face aux têtes de mort exposées dans la vitrine trônent une vingtaine de diplômes encadrés, témoignant des certifications reçues par les employés de la shop. À l’intérieur, la musique rock joue fort. Alexandre «Skull» Desprès, propriétaire des lieux, parle d’hygiène et de désinfection avec une cliente. Le perceur s’est lancé, il y a 12 ans,dans l’art de la cicatrice.
«La demande de scarifications est en hausse depuis trois ans, même si elle reste marginale. J’en reçois actuellement entre deux et cinq par mois», constate Skull en montrant ses différentes formes de scalpels à usage unique. Ces outils lui permettent d’inciser l’épiderme en suivant les contours du motif désiré. La peau peut aussi être pelée ou brûlée, en utilisant un logo imprimé sur un morceau d’acier chauffé. Résultat: une cicatrice, en relief ou en creux, que le client gardera toute sa vie. Griffures de zombie, étoiles, cœur ou dessins tribaux, les scarifications n’ont pour limites que les capacités techniques de la personne qui les réalise et l’imagination du demandeur.
Bien que la clientèle soit majoritairement âgée de 25 à 35 ans, Skull estime qu’il n’y a pas de profil type. «J’ai scarifié des personnes de 18 à 70 ans, un chirurgien, un professeur d’université, une dame qui semblait très conformiste», énumère t-il. Dans une société où, selon lui, il est devenu plus original de n’arborer aucun tatouage et perçage que d’en avoir, les cicatrices représentent une nouvelle façon de marquer son corps.
Un avis que partage Sylvie-Anne Lamer, auteure d’une recherche sur les marquages corporels dans le cadre de sa maîtrise en science des religions. «Les scarifications, au même titre que les tatouages et les perçages à leurs débuts, représentent un nouveau moyen de se distinguer et d’avoir une emprise sur soi», affirme-t-elle. Elle rappelle que ce type de modification corporelle était traditionnellement utilisé pour signifier l’entrée dans un groupe social ou l’appartenance à une tribu.
Pour le gérant du Cracheur d’encre, il est essentiel de s’assurer systématiquement du bien-fondé de la démarche. Celui qui voit régulièrement défiler dans sa boutique des personnes venues pour effacer un tatouage redouble de prudence en matière de scarifications. «Contrairement au tatouage, il s’agit d’un acte irréversible. Il est hors de question de scarifier un nom de groupe favori ou le prénom d’un partenaire», prévient-il. Neuf fois sur dix, il juge la demande suffisamment sérieuse pour la considérer. Après avoir expliqué les enjeux au client, il lui donne rendez-vous deux semaines plus tard pour le passage à l’acte. Un délai qui permet, selon lui, de consolider la décision.
La scarification n’est pourtant pas toujours le fruit d’un long processus de réflexion. C’est sur un coup de tête que Marie Claude Belley a décidé d’orner son mollet d’une cicatrice en forme de clé de sol d’une quinzaine de centimètres. Un dessin choisi en hommage à ses années de travail au Festival de Jazz. La jeune femme, qui arbore plusieurs perçages et tatouages, s’est vue proposer une scarification gratuite par son tatoueur désirant se lancer dans cette pratique. Une offre qui l’a convaincue d’essayer. «J’aime bien les expériences un peu bizarres. C’était comme de décider de me faire tatouer, mais d’une façon un peu plus originale. Et puis, c’est une anecdote amusante à raconter», fait valoir Marie Claude qui ne regrette pas sa décision malgré l’intense douleur ressentie. «On s’entend que ça fait mal, plus qu’un tattoo. Le scalpel incise ta peau et tu le sens tout le long», se souvient la jeune femme dont la plaie s’est infectée, faute d’un nettoyage quotidien adéquat. Sa clé de sol, qui est passée par différents tons de rouge et de mauve a désormais, trois ans après l’incision, la couleur de sa peau. Si elle avait dû débourser, il lui en aurait coûté autour de 100 $ pour sa petite cicatrice. Pour un dos complet, par exemple, la facture s’élève à 2000 $.
C’est souvent les mollets, les omoplates ou les avant-bras qui sont choisis pour la scarification. À moins qu’il ne s’agisse de gens du milieu, Skull ne pratique jamais sur des endroits trop visibles. «Je ne souhaite pas brimer l’avenir des gens», précise celui qui a la langue coupée en deux pour des raisons esthétiques et deux implants subdermiques sur le front, le rendant cornu.
Le sternum, à l’endroit du cœur, est aussi un emplace- ment très prisé pour les scarifications. On y souligne une blessure, un deuil ou une rémission de cancer. «Dans toute modification corporelle, on remarque un désir de commémorer quelque chose. Il s’agit d’inscrire à jamais dans le corps une perte, quelque chose qu’on ne veut pas oublier», estime Sylvie-Anne Lamer. Selon elle, la douleur infligée et la violence symbolique du geste représentent pour les futurs scarifiés une preuve de courage et d’autodétermination.
«Ça reste une idée complètement débile quand on y pense, rigole quant à elle Marie Claude Belley. Faut être un peu maso sur les bords pour accepter de faire ça.» Au Cracheur d’encre, on dénonce cet amalgame entre automu- tilation masochiste et sca- rification. «Il peut y avoir une forme de plaisir, concède Skull, mais ce n’est pas le but recherché. Une scarification doit être une pièce d’art. Et il doit y avoir une bonne raison pour la porter.»
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Que dit la loi?
Comme pour le tatouage et le perçage, aucune loi spécifique n’encadre la pratique des modifications corporelles au Canada. Les professionnels se référent donc aux normes de Santé Canada pour l’hygiène et la stérilisation. Ils se fient également aux recommandations de l’Association of Professional Piercers (APP), un organisme international dont la mission est d’informer clients et praticiens en matière de modifications corporelles.
La formation se fait, quant à elle, à l’extérieur de nos frontières. Chaque année, Skull se rend en Europe ou à la convention de l’APP, qui se tient à Las Vegas durant une semaine, pour y suivre des formations. «Les techniques évoluent sans cesse et ces formations sont la seule façon de pratiquer sérieusement ce métier», croit le propriétaire du Cracheur d’encre.
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