La communauté sourde en vient aux mains pour défendre son identité culturelle et linguistique. Dans cet univers visuel où la pensée est d’abord image, l’art engagé est un moyen d’expression de choix.
Piercing au nez et cheveux décolorés, l’artiste sourde Paméla Witcher transmet énormément d’énergie. Sa gestuelle dynamique fait oublier l’interprète qui se tient discrètement à ses côtés. Les mots ne résonnent plus dans la pièce, mais prennent la forme de gestes et d’expressions faciales. Ses toiles colorées, affichées ici et là, donnent vie à des personnages filiformes au regard intriguant. À travers l’art visuel et les arts de la scène, la communauté sourde s’acharne à ce que les enjeux de leur situation et la beauté de leur culture soient reconnus à leur juste titre.
Les œuvres engagées de Paméla Witcher s’inscrivent dans le mouvement du Deaf View Image Art ou De’Via qui a commencé aux États-Unis dans les années 1960-70. «En 1989, un groupe d’artistes sourds ont rédigé un manifeste afin de permettre la libération, l’acception de notre état et la communication de nos expériences à la société en général», s’enthousiasme Paméla le regard brillant. En plus d’un message libérateur, les œuvres de De’ Via présentent des couleurs vives et contrastées. Les artistes sourds y sont très attirés, leur sens visuel étant particulièrement aiguisé. Vecteur d’émotions, les yeux, les mains et les lèvres sont aussi fréquemment représentés, le mouvement désirant mettre l’accent sur les parties du corps humain.
Selon l’Association des sourds du Canada (ASC), l’audisme − ou la répression de la communauté sourde − se traduit à travers une langue imposée, un système d’éducation mal adapté et des institutions dominées par la communauté entendante. Paméla Witcher, qui termine sa technique en muséologie, perçoit son combat comme celui du féminisme. «Lorsque l’on est jeune, on nous dit qu’il ne faut pas utiliser la langue des signes, qu’il faut parler, ajoute-t-elle avec cynisme et humour. On va essayer de te réparer parce que tu es brisé.»
Selon l’artiste, ces valeurs audiocentristes affectent l’estime de soi des sourds. Les systèmes d’amplification de la voix et les implants cochléaires ne sont ainsi pas accueillis à bras ouverts dans la communauté sourde. «Ça nous mène à une disparition de la communauté, et nous le percevons comme un génocide», tranche-t-elle. L’écrivain et professeur au département de science politique de l’UQAM spécialisé en mouvements sociaux, Francis Dupuis-Déri, soulignait en 2005 que «lors de sondages menés notamment aux États-Unis, la majorité des sourds affirmaient ne pas vouloir perdre leur surdité s’ils en avaient la possibilité».
L’expression de cette réalité par la création est pour Paméla un choix naturel. Son art est toutefois un art engagé indirect. «Je veux établir beaucoup de métaphores, des sous-messages, explique Paméla. Je veux que l’on trouve ça beau, mais qu’en même temps on se sente touché ou dérangé.» Labyrinthique, brumeuse et parcellées de personnages quasi-identiques dont l’expression faciale varie, ses tableaux semblent jouer avec notre psyché. «En tant que personne sourde, je pense de manière visuelle : les choses sont comprises par les yeux», souligne l’artiste.
Des stigmates collent à la peau de la communauté sourde que l’on croit à tort réduite au monde du silence. «Grâce à l’art, je veux que l’on fasse avancer la cause et que l’on montre à la société que nous ne sommes pas des sourds-muets», avance l’artiste qui trouve l’expression ridicule. Puisque la communauté sourde désire être reconnue comme une société à part entière, elle encourage le travail collectif à travers ses créations. «Souvent, plus jeunes, les sourds essaient de faire plaisir aux entendants qui les entourent, constate Paméla. Lorsque la société entendante te ferme des portes, cela fait vivre beaucoup de frustration et de souffrance lors de la recherche de ta propre identité.»
Huis clos
Malgré son talent et sa volonté, la communauté artistique entendante semble peu réceptive au savoir-faire de Paméla Witcher. «Je vends mes œuvres et mes tableaux depuis une douzaine d’années et je dirais que 99,9% de mes clients sont des sourds ou des gens qui travaillent avec le milieu de la surdité, comme des interprètes ou des travailleurs sociaux», remarque-t-elle. Après avoir exposé dans une galerie de l’arrondissement Rosemont et être devenue membre d’un collectif d’artistes, la réponse à la vente de ses toiles demeure froide. Selon Francis Dupuis Deri, ces barrières culturelles pourraient être liées aux problèmes de communication entre communauté sourde et communauté entendante. Lorsqu’une communauté se sent rejetée, il y a aussi un risque de repli identitaire. «Nombre de sourds considèrent la non-mixité comme un gage d’autonomie et une façon d’accéder à un pouvoir qui leur soit propre, et ils se montrent facilement méfiants même envers leurs alliés», écrit-il.
L’image reste malgré tout un terrain commun entre les deux communautés. Après une période centrée sur les arts visuels, Paméla Witcher met la main à la pâte avec les arts de la scène. «C’est peut-être paradoxal, mais je suis sourde et j’aime beaucoup la musique, affirme-t-elle, un sourire un coin. Il y a un mythe basé sur les valeurs entendantes voulant que la musique soit uniquement un son.» Les vibrations, le décor et la gestuelle feraient l’art en soi. Peu importe le médium, Paméla maintient l’objectif de son œuvre : la revitalisation de la culture sourde et retrouver l’authenticité de son être.
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