Capteur de cauchemars

Être une femme au sein d’un peuple invisible comporte ses risques. Certains Amérindiens ne troquent plus fourrure contre miroir, mais femmes contre soulagement financier.

Issue de la communauté innue, Donoma* a été témoin non seulement de prostitution, mais aussi d’hommes qui vendent ou échangent leur femme, leur sœur ou leur fille pour acquitter leurs dettes, voire pour s’offrir une caisse de bière. Si le troc de la gent féminine au sein des réserves n’est pas encore connu ou chiffré, il n’en demeure pas moins une réalité selon l’organisme Femmes Autochtones du Québec (FAQ).

«Ça se passe en ville, dans les communautés et sur des chantiers de construction. En Abitibi, par exemple, des travailleurs font venir ces femmes puisqu’elles sont plus vulnérables», soulève Widia Larivière, coordonnatrice jeunesse à FAQ, en expliquant que la traite touche surtout les jeunes filles. Elle soutient que les femmes des Premières Nations sont surreprésentées dans le fléau de la traite humaine. «Des filles disparaissaient ici et là. On refusait de nous fournir davantage d’informations et aucune enquête n’était effectuée. La principale problématique, c’est que le voisinage permet de faire les transferts, y participe et les autorise», déclare Donoma, qui a maintenant quitté sa réserve.

L’achat de personnes semble banalisé. «Les femmes autochtones sont plus rentables que les arbres et la dope. Les trafiquants peuvent les utiliser plus d’une fois», explique la porte-parole de la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle, Diane Matte. La plupart des accords se dérouleraient sans la consultation des femmes. «Les réseaux organisés savent très bien comment profiter de leur réalité pour les amener à accepter d’être vendues», déclare-t-elle.

Après avoir disparu, plusieurs d’entre elles seraient forcées d’entrer dans l’industrie du sexe, selon Diane Matte.

Rayées de la map
À l’heure actuelle, près de 600 femmes autochtones canadiennes ont disparu ou ont été assassinées depuis 30 ans. Un nombre important si l’on considère que la population amérindienne représente environ 4% des Canadiens. Widia Larivière dénonce le manque d’intérêt des autorités policières pour elles. «Les gens ont des préjugés. Lors de disparitions, ils se disent : « Elle était sûrement gelée ou elle a fugué » avant même d’entamer une enquête. Ce n’est pas juste la population qui est raciste, mais tout le système», s’indigne-t-elle.

Une tendance observée également par Widia Larivière. «On est bien in quand on bloque un pont, mais sinon on nous oublie. Il faut avoir des chiffres et faits hallucinants pour que les gens et la presse se réveillent», signale Julie Rousseau.

L’Association des femmes autochtones du Canada préfère ne pas se prononcer pour l’instant en raison d’un manque de preuves. Son homologue provincial, lui, reconnaît le phénomène depuis peu et développe présentement un projet visant à faire un portrait de la situation au Québec. L’organisme attend cependant une réponse à sa requête de financement pour aller de l’avant.

Lourd passé
Les traumatismes intergénérationnels vécus en raison des politiques d’assimilation de l’État, la pauvreté, les problèmes de consommation de drogues et d’alcool, notamment, seraient à l’origine de la violence infligée aux femmes. Or, les troubles d’ordre sexuel qui surviennent au sein des communautés autochtones seraient en grande partie occasionnés par les pensionnats, selon plusieurs intervenants du milieu. Dans les années 1950, l’État et l’Église retiraient les enfants de leurs réserves pour les installer dans ces institutions d’enseignement, où on les forçait à se convertir à la culture, la langue, la religion et l’éducation occidentales. «Plusieurs filles ont été abusées et soumises à des travaux forcés. Il y en a même qui sont mortes», affirme Widia Larivière. Même si le gouvernement Harper a prononcé des excuses publiques en 2008, le rapport au sexe de ces enfants demeure perturbé et leurs pratiques sexuelles actuelles aussi, selon Julie Rousseau, jeune Innue détentrice d’une maîtrise en sexologie de l’UQAM et ex-directrice de Femmes autochtones en milieu urbain.

L’imposition des normes occidentales a mené à la dévalorisation du rôle traditionnel de la femme. «Il est impossible de comparer la femme québécoise à la femme autochtone. La domination de l’homme a été véhiculée pendant la colonisation et a détruit l’équilibre qui régnait auparavant dans les communautés amérindiennes», accuse Julie Rousseau. Elle indique que plus de 75% des femmes autochtones du Québec sont victimes de violence conjugale. La dépendance des Premières Nations au gouvernement fédéral engendre de nombreuses frustrations. Les femmes deviennent alors des proies faciles pour libérer des impulsions agressives. «Les femmes sont clairement victimes de tous les actes de dégradation infligés à notre peuple», confirme Donoma.

Victimes d’un isolement géographique et d’un statut de femme autochtone jusqu’à tout récemment précaires, elles ne disposent que de très peu de ressources. Le climat de peur dans lequel elles vivent augmente d’ailleurs leur méfiance par rapport aux services d’aide non autochtones.
«Chose certaine, il est complexe de régler la situation, selon Julie Rousseau, puisque les autochtones n’ont pas le temps de se guérir d’un traumatisme que déjà un autre survient.»
*nom fictif

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Un statut controversé
Selon les anciennes dispositions de la Loi fédérale sur les Indiens, une autochtone perdait automatiquement son statut si elle se mariait à un non autochtone. Elle était donc exilée de sa communauté et tous ses privilèges lui étaient retirés. L’année dernière, des modifications dans la loi ont permis de la rendre moins discriminatoire. Ainsi, elles jouissent sensiblement des mêmes conditions que les hommes en ce qui a trait au statut.
* Nom fictif

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