Piratage de livres numériques
L’arrivée du livre numérique soulève le même problème que la musique: pourquoi payer pour une œuvre lorsqu’on peut trouver une version piratée gratuite sur le Web? Un phénomène qui pousse à redéfinir les standards de la littérature et des droits d’auteurs.
Au lendemain de sa parution, en septembre dernier, le livre The Last Symbol de l’auteur à succès américain Dan Brown était accessible gratuitement sur la toile. Malgré toutes les mesures prises pour éviter la fraude, de nombreux bestsellers sont disponibles et traduits en version piratée. Et souvent, avant même que ne tombent les confettis lors du lancement officiel, comme ce fut le cas avec le septième opus de la série Harry Potter.
«Tout oiseau numérisé ne connaît pas de cage», se plaît à résumer le professeur titulaire au département de littérature comparée de l’Université de Montréal, Jean-Claude Guédon. Le livre numérique rend les politiques de droits d’auteur difficiles à appliquer et la reproduction frauduleuse à la portée de quelques clics.
Le piratage s’étend jusque dans les établissements universitaires de la province. «Les éditeurs de manuel scolaire charrient sur les prix et les étudiants s’organisent», résume Jean-Claude Guédon. Plusieurs trouvent la plupart de leurs livres scolaires gratuitement grâce à quelques sites où sont piratés les classiques de la formation universitaire. «Tous mes amis d’université le font», avoue un étudiant de l’Université McGill, Étienne Dunn-Sigouin.
Les livres scolaires ne représentent toutefois qu’une minime partie de ce qui est disponible sur la toile. La collection Pour les nuls s’y trouve presque intégralement, aux côtés de livres à saveur anarchique et de pièces de Shakespeare. «Ce sont les grands classiques qu’on retrouve principalement sur Internet, soutient la chargée de cours au département d’études littéraires de l’UQAM, Alice van der Klei. Et ces œuvres d’une centaine d’années sont libres de droits d’auteurs.»
Le geek est servi
Benjamin, étudiant à l’UQAM, consomme des bandes dessinées japonaises piratées depuis presque cinq ans déjà. «Je suis une centaine de séries. Je les lis sur Internet de manière piratée parce qu’elles ne sont pas disponibles autrement. Si je voulais acheter les volumes que je pirate, je devrais attendre très longtemps pour la traduction.»
Pour Benjamin, le manga piraté est également un standard de qualité. «Toute une industrie s’est formée autour de la traduction. Cette scanlation est de meilleure qualité que les vrais volumes publiés qu’on achète.»
Benjamin rappelle que l’offre en matière piratée est grande pour la culture geek et pour les livres fantastiques ou de science-fiction. «Je pense qu’il y a une grosse indifférence générale. Les Japonais sont au courant de ça, mais ils essaient beaucoup plus d’arrêter le piratage de dessins animés.»
Les auteurs de best sellers sont eux aussi conscients de ce problème. Anne-Pier Paiement-Bastien s’est procuré les douze premiers chapitres du dernier Twilight sur la page officielle de l’auteure, Stephenie Meyer. «Elle a su qu’ils étaient disponibles et elle trouvait ça injuste pour les fans qui ne voulaient pas consommer la version piratée», explique l’étudiante. L’auteure écrit sur son site qu’elle espère au moins que cette fâcheuse expérience aura sensibilisé ses fans à l’importance du respect des droits.
Ça passe ou ça casse
La révolution numérique est bien enclenchée, mais personne ne peut prédire la forme qu’elle prendra. Selon le professeur Jean-Claude Guédon, le document numérique devient de plus en plus l’affiche publicitaire d’un artiste, comme dans le domaine musical. «Dans la littérature, le livre numérique serait le moyen d’inciter les gens à participer à une nouvelle vie culturelle, comme aux performances de lecture.» Le blogue pourrait donc devenir une sorte de vitrine pour l’auteur. «Il pourrait donner tout ça au public en échange d’une réputation.»
Pour Alice van der Klei, qui est aussi rédactrice en chef de la revue Web bleuOrange, la littérature numérique devient intéressante justement lorsque les auteurs créent des œuvres spécifiquement pour les numériser. «C’est une autre littérature, quelque chose qui combine de plus en plus le texte et l’image. Les auteurs utilisent tous les outils. Ils sont sur Twitter, sur Facebook, etc.»
Le directeur des achats et de la mise en marché chez Archambault, Philippe Laperle, est enthousiaste quant à l’avenir de sa nouvelle bibliothèque en ligne jelis.ca. «L’objectif est de rendre disponible des titres à la vente sous forme numérique. L’accent est mis d’abord sur les produits francophones», explique le directeur. Ce dernier n’a pas plus peur des pirates qu’au temps de la copie papier. «On est exposés à la même problématique que la photocopie.» Évidemment, le groupe Archambault devra faire ses preuves contre les géants Amazon ou Google, déjà dans la course.
Pas dans mon bain
Jean-Claude Guédon rappelle qu’Amazon a été très «malin» en arrivant à intégrer de nouvelles habitudes de consommation chez le grand public. «Pour l’acheteur impulsif de livres, c’est la mort!» Alice van der Klei fait partie de ceux qui ont intégré le livre numérique à son quotidien. «Personnellement, je ne vois pas de désavantage. Dans le milieu universitaire, c’est établi: ça permet de faire des recherches plus facilement.»
La rédactrice en chef soutient cependant que la population ne sera peut-être pas prête à laisser tomber son livre papier complètement, «parce que les gens aiment lire dans le bain». À la salle de bain s’ajoute aussi l’hypothèse de la cuisine. «Les gens auront de la difficulté à cuisiner avec leur petit bidule électronique!» prédit Jean-Claude Guédon. Quant à l’avenir de la copie papier, il soutient qu’elle prendra peut-être la voie du raffinement. «Ce serait une production de livres à la demande du client, pour faire revivre le livre à un très haut niveau de luxe. Le livre papier deviendrait un objet d’art.»
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