Des œuvres d’art ambiguës qui s’écartent des normes socioculturelles prennent d’assaut les vitrines du centre-ville et détonnent avec l’affichage usuel des boutiques avoisinantes. À travers la thématique du genre, le projet Vitrine sur l’art bouleverse l’atmosphère commerciale qui règne sur les rues Peel et Sainte-Catherine tout en ouvrant un nouveau dialogue sur l’identité.
Si l’exposition L’art de redéfinir le genre encourage une réflexion dans la rue, elle provoque aussi des réactions chez les commerces environnants, qui ne sont pas tous au fait des différentes formes d’identité. « Pour être bien honnête, ce n’est pas du tout un concept que je connais », avoue Félix, un vendeur de complets pour hommes sur la rue Sainte-Catherine. Pour la gérante d’un magasin de vêtements féminins sur la rue Peel, sa boutique n’est pas un lieu propice aux « discussions politiquement engagées. »
C’est d’ailleurs avec appréhension que les propriétaires de locaux vacants ont été abordés par l’organisme Art Souterrain dans le cadre de l’exposition. « Le thème du genre s’est avéré plus délicat que ce qu’on pensait au départ », précise la commissaire du projet, Marie Perrault, ayant dû rassurer quelques partenaires inquiétés par la thématique.
« On a vécu un peu de réticence de la part de certains propriétaires, mais après avoir vu les œuvres, ils se sont ravisés », ajoute la chargée du projet L’art de redéfinir le genre et étudiante à la maîtrise en muséologie à l’UQAM, Laurence Dupont. Pour le président du Groupe Marine, société propriétaire des locaux sur la rue Peel, Mark Mintzberg, « de l’art, c’est de l’art ». « Nous sommes chanceux de vivre dans une ville où la plupart des gens s’acceptent et se respectent entre eux », ajoute-t-il, soulignant sa bonne collaboration avec Art Souterrain.
Des commerces ouverts
Au 1388 rue Sainte-Catherine Ouest est exposée Tomber une fille, une série de photographies de l’artiste Carl Bouchard, qui, le soir venu, prend vie sous la forme d’un diaporama animé projeté au sol. Les images, inspirées d’un cauchemar d’enfance, montrent l’artiste en robe de nuit, déboulant les marches d’un escalier tout en se métamorphosant graduellement en fille.
L’œuvre, qui communique la honte parfois ressentie par des personnes touchées par l’ambivalence de genre, est placée stratégiquement à côté d’une vitrine remplie de mannequins masculins en complets. « On a souvent des clientes qui viennent acheter des complets et on ne se pose pas de question de ce côté-là. On ne voit pas de différence », affirme Félix, qui accueille une clientèle composée majoritairement d’hommes dans la boutique voisine.
Auparavant présentée dans des évènements spéciaux, notamment dans une chambre d’hôtel et dans un centre d’artiste, Tomber une fille devient « encore plus pertinente » dans le contexte de Vitrine sur l’art, selon son créateur. « En pleine ville, on impose une image d’ambiguïté qui peut confronter des gens qui essaient de se préserver de ça », explique Carl Bouchard.
La ville comme espace de diffusion
« S’il y a un endroit où on nous propose un genre extrêmement normé, c’est dans l’espace public », avance Marie Perrault. « C’était important pour moi de donner la parole à des artistes qui mettent en valeur des expériences différentes », explique celle qui a choisi les œuvres exhibées dans le centre-ville cet été.
Sur la rue Peel, les vitrines des immeubles 1411 et 1415 exposent les œuvres des artistes Kent Monkman, Chun Hua Catherine Dong et JJ Levine. Ce dernier présente Alone Time, une série de photographies mettant en vedette des modèles qui tiennent à la fois le rôle masculin et féminin dans des scènes représentant des couples hétérosexuels stéréotypés. « Le véhicule commercial par excellence pour les représentations hétéronormatives sexualisées, c’est la vitrine », souligne Mme Perrault, constatant la justesse de l’emplacement des œuvres qui contrastent avec l’affichage des commerces voisins.
Aux côtés de pièces qui abordent respectivement les thèmes de la culture de la honte et de la bispiritualité*, Alone Time attire l’attention des passants, suscitant à la fois l’incompréhension et la surprise. « On ressent une volonté de provoquer un malaise ou une éventuelle réflexion chez des gens privilégiés en ce qui concerne le genre », témoigne Charles, un étudiant en philosophie politique, devant les photographies.
« Quand, devant le travail de JJ Levine, les gens comprennent que la même personne peut tenir le rôle d’un homme et d’une femme dans un couple d’apparence hétéronormatif, ça ouvre la réflexion », observe la commissaire du projet.
Présentée du 16 juin au 16 septembre, l’exposition estivale prévoit accueillir prochainement les œuvres de Céline B. La Terreur, Caroline Monnet, Ebrin Bagheri, Michelle Lacombe et Coco Guzman à la Place Victoria et sur la rue De La Gauchetière. Une visite guidée des oeuvres aura également lieu le 19 août.
* Le terme bispiritualité, issu de la culture autochtone, réfère à une pluralité de genre et de sexe chez certaines personnes qui s’identifient comme « êtres aux deux esprits », selon l’artiste Kent Monkman.
photo : CAMILLE AVERY-BENNY MONTRÉAL CAMPUS
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