« Si tu veux durer dans le milieu, il faut respecter et se faire respecter. C’est un écosystème fragile, témoigne Makenoize. La rue, ça reste la rue. » Celui qui s’inspire du « street art pur et dur des années 90 » installe partout dans Montréal de gros émoticônes jaunes dont le sourire est formé des mots « courage » et « bonheur ».
« L’art, je suis tombé dedans quand je suis né. Je ne suis pas Batman non plus, mes parents savent ce que je fais », lance l’artiste anonyme, joint par le Montréal Campus au téléphone pour préserver son identité.
Son premier happy face est apparu dans les rues montréalaises en 2011. Aujourd’hui, ce sont désormais des milliers de sourires qui sont installés non seulement aux quatre coins de la métropole, mais également aux quatre coins de la planète. Grâce à son site Web, l’artisan a déjà envoyé des autocollants sur presque tous les continents.
« C’est une aventure qui me procure encore le même thrill [poussée d’adrénaline], ça fait partie de mon ADN. Quand j’étais petit-cul, ma vie, c’était d’aller à vélo sur les tracks de chemins de fer », raconte le créateur maintenant dans la mi-quarantaine.
Le concept d’art « urbain » reste vague en sciences sociales, car il n’existe pas d’esthétique particulière pour un art réalisé dans la ville. Julien Sicre, éducateur artistique chez MU Montréal, considère que l’art « urbain » s’agit d’un concept « fourre-tout ». Une bonne base pour lui ? Partir du principe que cet art appartient à tout le monde puisqu’il est dans un espace public important : la rue.
La symbolique du lieu
Éric Létourneau, professeur à l’École des médias de l’UQAM, note que la pratique artistique « urbaine » peut être très différente selon le contexte politique, social et historique dans lequel elle s’inscrit. Le choix du « milieu associé à l’œuvre » est un aspect fondamental du processus créatif, dit-il.
Une création placée sur un lieu symbolique rattaché à une cause politique, par exemple, n’aura pas la même signification ni la même durée de vie qu’une autre installée anonymement sur un immeuble. « C’est à la fois un art in situ, donc qui touche l’environnement, mais aussi un art in socius, donc qui touche la dynamique sociale », détaille le professeur.

Pour Julien Sicre et M. Létourneau, la force de Makenoize réside dans le placement original et réfléchi de ses œuvres, ce qui lui vaut le respect de ses pairs. « La première fois que j’ai vu son travail, c’était sur un immeuble industriel et désaffecté, raconte Éric Létourneau. Le placement sympathique apportait une poésie au lieu qui le détournait de sa fonction utilitaire. »
Les artistes qui interviennent dans l’espace urbain s’intéressent à la notion de partage informelle du territoire, explique l’expert. Leur souhait? Sortir l’art des institutions et revendiquer leur existence dans le monde, selon lui. L’espace public constitue un assemblage de lieux publics et de propriétés privées avec des règles formelles et informelles que les artistes comme Makenoize choisissent ou non de transgresser. Éric Létourneau a réfléchi au concept de « géotransgression » pour préciser l’exercice.
C’est pourquoi les créateurs et créatrices souhaitent s’associer à un style reconnaissable au premier coup d’œil : une signature.
Aléas du métier
Craquage au soleil, déchirure, vol, retrait : les œuvres de la rue sont soumises à de multiples interventions humaines et environnementales. Des circonstances qui, pour M. Sicre, font « partie de la vie » de ce type de production. « J’ai des happy faces qui ont près de 6 ans. Pour une pancarte en coroplaste, c’est long », explique Makenoize.
« Les gens connaissent [mes] happy faces, avance Makenoize, qui fait le choix conscient de transgresser ou non des règles formelles et informelles de l’espace public. « Ça fait des années que je dépose des sculptures dans la ville, comme des cœurs en béton que je cloue après des souches d’arbres. »
Sa stratégie ? Miser sur la qualité de ses confections pour que « ça semble avoir été légalement déposé ».
En plus de risquer les arrestations, les artistes qui œuvrent par la « géotransgression », comme le nomment M. Sicre et M. Létourneau, mettent également souvent leur vie en danger. « Tu vas dans des endroits barricadés installer des affaires avec des techniques que tu as inventées. Anything can go wrong [Tout peut déraper] », raconte-t-il.
Grandir ensemble
La rue crée un moment de confrontation entre le travail des artistes et le grand public, explique M. Létourneau. Contrairement à un musée, « l’espace public initie des rapprochements entre des citoyens qui n’ont pas les mêmes postures en termes d’opinion politique et de vécu », d’après l’expert.
Que ce soit à travers les œuvres humoristiques du célèbre créateur Banksy ou les notes d’espoir de Makenoize, l’art dans la rue fascine toujours le public, avance M. Sirce. « Ça ouvre des discussions et on grandit tous ensemble », constate Makenoize.
Le créateur qui aime jouer avec les codes du design graphique propose également des messages plus « activistes » tels que « Makenoize not bomb » et « Souriez, vous êtes vivants ».
« Malgré les sanctions, c’est, à mon avis, plus économique pour les villes d’appuyer les artistes que de s’efforcer à rendre la ville propre, avance Julien Sicre. Une ville sans art urbain, c’est une ville sans vie qui ne s’exprime pas. »
Makenoize considère que sa pratique est « socialement acceptée ». « Peut-être que ça va tellement mal dans le monde qu’on se dit « ça fait du bien collectivement, fait que fuck off, on ne le fera pas chier » », confesse-t-il.« À un moment, il y a eu une dualité entre l’artiste qui veut faire du bruit, puis le gars qui veut partager l’amour, un message [intemporel]. Ma mission, c’est de mettre du beau, du love dans ce bordel-là », lance Makenoize.
Avec Camélia Boussaid



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