Les tendances qui s’inspirent de la classe ouvrière et populaire connaissent un véritable essor dans le monde de la mode. Toutefois, pour certain(e)s, la ligne entre hommage et appropriation est mince.
« Ces styles puisent leurs inspirations dans la culture populaire, le vêtement de travail et une certaine nostalgie des décennies passées », explique Adrien Sefaj, gérant de la boutique de vêtements Le Cartel.
Les tendances mode qui s’inspirent d’esthétiques ouvrières et modestes sont nombreuses. On peut notamment penser au grunge, au blokecore – une tendance s’inspirant des tenues des supporters de football britannique des années 90 – ou simplement au retour du workwear comme style vestimentaire.
Tant adopté par le public que par les grandes marques de mode, ce style se veut décontracté, simple, mais aussi « utilitaire ».
Dans le cas de la classe ouvrière, les vêtements de travail faisaient partie du quotidien : des vêtements abordables, fonctionnels et de qualité. Pour certains groupes, comme les punks, les skinheads et les teddy boys, il y avait également une question de revendication. À une époque où la mode était une question de moyens, plusieurs tentaient de se rebeller contre les tendances de mode chères et socialement acceptées.
« Ce qui est différent aujourd’hui, c’est que ce n’est pas un style qui a refait surface à cause d’une volonté consciente d’être anti-mode […]. Les gens s’en soucient peu, ou parfois même l’ignorent, que vos vêtements aient été achetés à 10 $ ou à 800 $ », raconte Alicia Fusayama-Hudon, styliste pour la marque SSENSE.
Une question d’argent
Plusieurs marques utilisent maintenant l’esthétique de la classe ouvrière dans leurs collections. Par exemple, l’engouement pour ce style a inspiré la compagnie Le Cartel à « collaborer davantage avec des artistes locaux pour réinterpréter des pièces classiques, en y ajoutant une touche contemporaine et artistique », témoigne Adrien Sefaj.
Cependant, lorsque certaines grandes marques utilisent cette esthétique, ces vêtements, initialement destinés à la classe populaire, se vendent plus cher. « Les gens n’ont pas beaucoup de moyens, ils cherchent à rapiécer des vêtements. Si tu finis par vendre ça à une gamme de prix qui n’est pas accessible du tout, c’est un peu se contredire sur ses valeurs », énonce Julius Cesaratto, étudiant en théorie, culture et valorisation de la mode à l’École supérieure de mode de l’UQAM. L’étudiant, qui s’intéresse au style ouvrier, notamment à cause des sous-cultures qui y sont liées, croit qu’il est vrai que certaines marques ne font qu’utiliser l’esthétique sans rendre hommage à l’histoire derrière.
En tant qu’admirateur de ces tendances mode, Julius ne pense cependant pas qu’il y ait quelque chose de fondamentalement immoral ou problématique avec cela. « J’ai moins de problèmes à ce que quelqu’un commercialise un certain look ou participe à un certain mouvement, à un phénomène mode, s’il redonne activement et participe à la vitalité de tout ça », précise-t-il. Selon lui, le problème survient si l’objectif est uniquement de s’enrichir.
D’un autre côté, ces grandes marques ont une certaine réputation à tenir, peu importe les tendances mode dont elles s’inspirent. La clientèle ne peut donc pas s’attendre à une baisse de prix. « Les marques de luxe qui offrent des vêtements qui appartiennent à ce style vont les vendre à un prix élevé parce qu’elles doivent aussi respecter leur gamme de prix habituelle », explique Alicia Fusayama-Hudon.
Renaissance de l’esthétique
« La pandémie a redéfini comment on s’habille », exprime Gautier Berlemont, directeur adjoint de Mmode, grappe industrielle dans le secteur de la mode au Québec. À son avis, la pandémie est l’élément déclencheur qui a mené à la redécouverte du style vestimentaire. Les gens cherchaient quelque chose de confortable, de sobre, de qualité, et les tendances inspirées d’une esthétique ouvrière répondaient à ces besoins.
« La mode est souvent en lien direct avec ce qui se passe dans le monde […] et, aujourd’hui, il y a un retour pour la mode ouvrière parce que, pendant cinq ans, on était un peu en arrêt avec la pandémie », soutient Geraldine Jeune, styliste indépendante. Selon elle, ce style vestimentaire a donc été un moyen d’intéresser les gens à la mode.
Outre le confort qu’elle apporte, l’accessibilité de cette esthétique décontractée pourrait expliquer sa popularité montante. « Si je prends l’exemple du blokecore, c’est une formule facile à s’approprier que les gens voient sur les réseaux sociaux », témoigne Julius Cesaratto.
En tant que styliste, Mme Jeune a pu elle-même observer un changement chez les besoins de sa clientèle. Elle explique que, de plus en plus, « les gens veulent être proches de leur communauté, et ça commence par [leur] image et ce [qu’ils] projettent ». Ils et elles sont donc ouvert(e)s à essayer des choses différentes, structurées, mais moins traditionnelles.
Appréciation ou appropriation ?
Plusieurs, comme que Géraldine Jeune, se demandent si des marques devraient être acclamées pour avoir popularisé certaines tendances qui, auparavant, étaient mal vues, lorsqu’adoptées par certaines communautés marginalisées, notamment celle des Noir(e)s. « C’est cool que ce soit accepté, puisque les grandes marques le font, mais, en même temps, ce concept d’appropriation, faire comme si c’est eux qui avaient inventé la roue, je ne suis pas d’accord », exprime Mme Jeune.
À son avis, la question de la gentrification du streetwear se pose. Grâce à des marques comme Balenciaga, il est maintenant commun de porter des baskets dans des restaurants luxueux, par exemple.
L’industrie semble parfois oublier les communautés et les sous-cultures qui ont inspiré ces tendances, autrefois stigmatisées. Cependant, ce phénomène permet aussi de « briser les codes » vestimentaires et d’amener la mode ailleurs, ajoute la styliste. Selon Gautier Berlemont, il est d’ailleurs difficile de parler d’appropriation, car les modes « sont saisies et utilisées par tout le monde ».
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