Le phénomène de « visionnage distrait » s’est officiellement taillé une place sur Netflix, dans quelques films et séries. Cependant, cette tendance cinématographique suscite beaucoup de controverse et de questionnements auprès des cinéphiles, face à son arrivée au Québec.
Le visionnage distrait consiste à créer une œuvre qui se visionne tout en faisant autre chose, par exemple effectuer des tâches quotidiennes ou être sur son téléphone. Intimement lié au développement du visionnement de films et de séries à la maison, ce sous-genre cinématographique refait surface, notamment grâce à son adoption par les grandes plateformes de diffusion en continu, comme Netflix.
« S’il y a une espèce de barrière qui empêche les personnes de commencer à [regarder des films] vu que c’est une heure et demie de leur temps, c’est dommage », confie Elliot Dorais, étudiant en cinéma à l’UQAM.
Louis Bélanger, réalisateur et scénariste québécois, explique que le visionnage distrait existe depuis longtemps. Il ajoute que les télénovelas produites vers les années 50 dans les pays d’Amérique latine sont un exemple concret de ce phénomène. « C’était ça, le principe : “faisons de la masse et fournissons des choses qui ne prennent pas la tête à regarder” », explique le réalisateur de Gaz Bar Blues et de L’Heure de vérité.
Attention limitée
Stéfany Boisvert, professeure à l’École des médias de l’UQAM, explique que la diversité et le changement des habitudes de visionnement d’aujourd’hui ont un rapport direct avec le visionnage distrait.
« Si l’on regarde du contenu un peu n’importe quand dans la journée, ça veut nécessairement dire qu’on va avoir des pratiques de visionnement qui sont plus distraites. » Ainsi, celles-ci « s’imbriquent de manière complexe dans nos activités quotidiennes », affirme Mme Boisvert.
Avec les différents types de technologies et de consommation de l’information, la capacité d’attention de l’humain devient de plus en plus courte. Une étude menée par la psychologue américaine Gloria Mark démontre qu’en 2012, la capacité d’attention s’inscrit à 1 minute 15 secondes, puis, entre 2017 et 2018, elle se stabilise à 47 secondes.
Un phénomène controversé
« J’ai l’impression qu’on nivelle encore vers le bas, et que ça va à l’encontre de tout ce qui était appris dans les cours de scénarisation et de ce qui fait qu’une œuvre cinématographique a un sens et a une personnalité », atteste François Cloutier, cinéphile et professeur de littérature au cégep Saint-Jean-sur-Richelieu. Il dit comprendre les raisons derrière l’application de ce phénomène, mais, selon lui, le visionnage distrait « brime la qualité de ce qui est montré ».
« En tant que personne qui est dans le milieu du cinéma et qui fait des projets, c’est certain qu’on préfère que les gens soient attentifs et qu’ils regardent l’œuvre ou, du moins, le film au complet », souligne Olinka Marleau, étudiante en cinéma à l’UQAM.
Pourtant, Stéfany Boisvert voit les deux côtés de la médaille. La professeure explique que l’industrie du cinéma et de la télévision s’est beaucoup concentrée sur l’aspect visuel, tandis que le visionnage distrait met l’accent sur les dialogues.
« [Plusieurs pensent] que les œuvres audiovisuelles qui s’appuient beaucoup sur les dialogues pour faire progresser le récit plutôt que sur l’image mènent nécessairement à une œuvre plus pauvre. Ce n’est pas nécessairement le cas », explique-t-elle.
Et dans la Belle Province ?
Au Québec, ce phénomène se fait ressentir de différentes façons. Louis Bélanger explique que les séries comme STAT ou Alertes appliquent le visionnage distrait, mais ne font pas réellement partie de l’univers du cinéma. Il appelle notamment ces séries des « quotidiennes ».
« Tu peux avoir une tendance dans les séries de télévision où les producteurs vont dire “ne faites pas des choses trop compliquées”, et je pense [qu’elle se ressent] dans les quotidiennes », ajoute-t-il. Il dénote également que cette tendance est souvent liée avec des sujets légers et avec très peu de répétitions de scènes pour les comédien(ne)s, voire seulement une.
« En ce qui concerne les séries québécoises, je pense qu’il y a quand même des trucs qui reviennent beaucoup parce qu’on veut tenir le public en haleine, mais, si tu réfléchis, dans les quatre épisodes que tu as vus, il n’y a pas grand-chose », dit Olinka Marleau. Elle atteste cependant que de beaux défis ont été relevés dans des films québécois sortant du lot, comme Le Plongeur de Francis Leclerc.
Louis Bélanger atteste également qu’un scénario trop simple dans le cinéma québécois ne ferait pas long feu et risque d’être oublié rapidement. Beaucoup de scénarios sont envoyés, mais peu de films sont créés, rendant la compétition particulièrement féroce.
« Si tu arrives avec un scénario où il n’y a que du small talk, tu n’as aucune chance que ton projet soit financé », déplore-t-il.
Le scénariste explique d’ailleurs que le cinéma québécois n’est pas destiné à Netflix. Il précise que c’est la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), Téléfilm Canada et quelques ajouts mineurs qui s’occupent de financer l’industrie du cinéma québécois. C’est donc pourquoi, selon Louis Bélanger, les scénaristes et les réalisateurs et réalisatrices québécois(es) n’ont pas comme but de mettre leurs œuvres sur de grandes plateformes.
François Cloutier pense que le phénomène provient en partie d’une décision financière. « C’est sûr qu’à un moment donné, [les grandes plateformes] vont connaître le même problème que la télévision québécoise connaît, c’est-à-dire que, veut veut pas, tout coûte très cher », dit-il. Le cinéphile indique que certaines séries comme Succession ne pourront plus être faites de la même façon, par souci de financement.
Bien que le visionnage distrait ne soit pas complètement imbriqué dans l’univers du cinéma québécois, Elliot Dorais croit fermement que plusieurs personnes talentueuses passent sous le radar en raison du manque d’intérêt général. « La qualité des œuvres a cependant augmenté et va continuer à augmenter », estime-t-il.
Laisser un commentaire