Le Sénat ivoirien a voté à l’unanimité une loi qui requiert qu’un individu donne son accord pour que des informations électroniques soient publiées, le 7 mai dernier. Désormais en vigueur, la loi sur les communications électroniques menace le journalisme d’investigation, selon les dires de journalistes locaux.
C’est l’article 214 de ce texte qui suscite des craintes chez les journalistes du pays. Il stipule que « quiconque intercepte, divulgue, publie ou utilise le contenu des messages électroniques, ou révèle leur existence, est passible de lourdes peines, sauf en cas de consentement exprès de l’auteur ou du destinataire de la communication ».
Selon le ministère de la Transition Numérique et de la Digitalisation, la loi sur les communications électroniques favoriserait la protection des données personnelles et de la vie privée en plus d’augmenter la « confiance numérique » de la population. D’après le ministre Kalil Konaté, elle est une modernisation de la loi sur les télécommunications introduite en 2012.
Censure médiatique
Le campus de l’Université Félix Houphouët-Boigny (UFHB) se trouve au cœur d’Abidjan, à l’abri du tumulte de la métropole. Ses grands espaces verts et ses nombreux bâtiments dispersés font oublier qu’il se trouve dans la troisième ville francophone la plus peuplée du globe.
Au département des sciences de l’information, le communicologue Kacou Goa s’inquiète de l’avenir du journalisme dans le pays depuis l’adoption de la loi. « On vous demande d’avoir l’accord des personnes incriminées pour pouvoir publier les preuves [numériques] d’une affaire embarrassante, dénonce-t-il. Je pense que ça a été fait dans l’intention d’opprimer la presse. »
Le député indépendant et fondateur du journal d’investigation l’Éléphant déchaîné Assalé Tiémoko partage ses craintes.
« Si on n’a plus accès à tout ce qui est documentation, courriels, messages SMS, ce sont près de 80 % des sources journalistiques qui sont tuées par cette disposition légale », dénonce-t-il.
Reporters sans frontières s’est opposé au projet de loi depuis son dépôt en mars dernier, dénonçant que cet article de la loi « [ouvrait] la porte à des abus de pouvoir et pourrait contribuer à l’implantation d’un climat d’autocensure pour les journalistes ivoiriens. »
Une menace monétaire
Celles et ceux qui enfreignent cet article de la loi sur les communications électroniques sont passibles d’une peine de cinq ans de prison et d’une amende de 10 millions de francs CFA (environ 22 000 dollars canadiens), soit l’équivalent de plus de onze années de travail au salaire minimum ivoirien.
Les journalistes ivoirien(ne)s sont déjà protégés par la loi contre la garde à vue, la détention préventive ainsi que les peines d’emprisonnement. Le journaliste, activiste et homme politique Assalé Tiémoko, estime que ce sont les amendes qui posent problème.
Dans un pays où l’ONU affirme que le chômage des jeunes et la dégradation des conditions de vie sont le quotidien de la majorité de la population, « aucune entreprise de presse en Côte d’Ivoire ne peut supporter une telle amende », avance-t-il. Parce que si la Côte d’Ivoire connaît une effervescence économique et taille graduellement sa place parmi les puissances africaines sur le marché international, peu sont ceux et celles qui profitent de la hausse marquée du PIB par habitant.
Un milieu déjà fragile
Cette mesure survient dans un contexte où la presse ivoirienne est critiquée pour son manque de neutralité. « Malheureusement, la presse d’information a régressé [dans les dernières années], parce que les gens veulent vivre. Et pour vivre, il faut avoir un soutien financier ou politique », explique le professeur Goa.
C’est ce qui a amené la majorité de la communauté de la presse à s’allier à des partis ou à des membres de la sphère politique pour financer ses actions.
Kacou Goa estime que seulement 30 % des journalistes ivoirien(ne)s sont encore politiquement indépendant(e)s.
Le sociologue et anthropologue spécialisé en communication et médias à l’UFHB Djemis N’guessan affirme que les partis politiques ivoiriens s’inscrivent dans un mouvement de propagande, visant à « manipuler la population » à leur avantage. C’est dans ce contexte d’endoctrinement que la presse d’investigation indépendante devient importante.
Interprétations divergentes
Le ministre a clarifié dans un communiqué que la loi « n’a pas vocation à régir les agissements des journalistes dans l’exercice de leur profession. » Il mentionne qu’il est « peu pertinent » de les mentionner à titre d’exception dans le texte, puisque « la question ne concerne nullement le secteur de la Presse ».
Karim Wally, journaliste et enseignant-chercheur à l’UFHB, est d’avis que ce règlement ne menace les médias d’aucune façon. Il affirme que les journalistes doivent faire leur travail à visage découvert et ne devraient envisager l’utilisation de procédés clandestins, tels que des caméras et micros cachés, qu’en dernier recours.
Il rappelle que « c’est dans le cadre de la sphère publique entre deux personnes qui échangent » que la loi a été créée. « Si l’une d’elles souhaite diffuser la conversation dans un média, il doit forcément y avoir le consentement des interlocuteurs. Je ne vois pas de raison de s’alarmer. »
Assalé Tiémoko ne croit pas en cette bonne foi. « Pour moi, c’est une façon extrêmement indirecte d’augmenter l’emprise sur la presse et de pratiquement contrôler la liberté des journalistes », accuse-t-il.
« Cette loi ne protège personne, bien au contraire, elle est une limitation sévère à la liberté d’expression et au travail des journalistes d’investigation. »
Assalé Tiémoko
En tant que député à l’Assemblée nationale, M. Tiémoko avait proposé qu’un nouvel alinéa soit ajouté, précisant que « tout ce qui concerne l’intérêt public devrait échapper à cette sanction pénale ». Toutefois, aucune modification n’a été apportée à l’article en question. « Si ça ne concernait pas les journalistes ou la presse, le ministre n’aurait aucune difficulté à mentionner cette disposition [dans la loi] », croit-il.
Laisser un commentaire