Je suis récemment passé par Welch, dans le comté de McDowell, en Virginie-Occidentale. Jadis le cœur du Coal Country, cette région était parmi les plus prospères de tout le pays, sortant le dollar des mines et les gens de la misère. Aujourd’hui, lourdement affaibli par le déclin du charbon, McDowell est parmi les comtés les plus pauvres des États-Unis et le nombre de surdoses d’opioïdes par personne y est 10 fois plus élevé que la moyenne nationale… malgré ses paysages qui évoquent « presque le paradis », comme le chantait John Denver.
Récit de mon passage dans le comté américain où les gens vivent le moins longtemps.
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J’ai l’habitude de suivre les routes de campagne plutôt que les autoroutes lors de mes voyages; ça me permet d’y voir plus de pays et de prendre un meilleur pouls de mes environs. En revanche, dans le comté de McDowell, ce choix n’existe pas. On s’y rend nécessairement en traversant les Appalaches par des petites routes, lentement mais sûrement, en jonglant entre les montagnes et les vallées.
Dans les montagnes, presque tous les chemins sont très sinueux. Les virages y sont successifs et prononcés; des panonceaux de vitesse recommandée précèdent presque toujours les courbes, protégées à l’occasion par un garde-fou. Un trajet exigeant, où chaque descente un peu casse-cou en vaut la peine, puisque toujours suivie d’une montée qui débouche sur des panoramas à couper le souffle.
Dans les vallées, où se trouvent les villages, la vue sur la nature est systématiquement magnifique, ne faisant qu’amplifier le contraste avec les innombrables maisons en ruines que l’on croise et l’allure souvent décrépite des hollers, ces petits chemins étroits et informels qui remontent les collines, typiques de l’État.
J’arrive éventuellement dans les environs de Welch, la plus grande (ou moins petite) ville du comté de McDowell, où je prévois souper et me trouver un lieu où dormir. Je l’ai finalement repéré prématurément, à quelques kilomètres du centre-ville, sur le bord de la route 16 : le Pocahontas Motel. Le nom me fait sourire, les montagnes me parlent, l’anecdote va être drôle à raconter… C’est décidé, j’y passerai la nuit.
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« Oh, ça? Ce n’est rien », me dit David, le propriétaire du pittoresque (?) Pocahontas Motel, en me montrant sa main gauche, laquelle ne compte plus qu’un index et un pouce. « C’est à cause des explosions », précise-t-il vaguement mais de manière candide, avec son accent appalachien parfois difficile à comprendre.
Comme sa langue, l’histoire de David est elle aussi typique de la Virginie-Occidentale. Ancien militaire devenu mineur de charbon, il s’occupe aujourd’hui d’un motel derrière lequel il habite avec sa femme, sa fille, son fils et son adorable chiot, Bill. Polyvalent, il achète aussi à rabais de vieilles unités de stockage abandonnées et en revend le contenu bringuebalant, en plus d’élever quelques animaux de ferme. Comme tant d’autres ici, il tente de se débrouiller comme il le peut dans ce coin de pays laissé à lui-même.
Son ancienne vie lui rend cependant la tâche un peu plus difficile, elle qui lui a arraché plus que trois doigts. « J’ai 44 ans et j’ai déjà subi 35 chirurgies », raconte-t-il avec une sérénité impressionnante. Mais ce n’est pas son passage dans les forces armées qui l’a le plus usé; l’ancien fantassin se veut d’ailleurs davantage critique de ses années sous terre. « Ce n’est pas dans l’armée que je me suis fait ça, c’est dans les mines! », insiste-t-il, montrant encore une fois sa main gauche.
L’armée, les mines… Ce sont des histoires qui reviennent souvent ici, mais qui ne se finissent pas toujours comme celle de David. L’effort physique qu’implique ce genre de boulots n’est pas à négliger et c’est malheureusement la manière d’amoindrir les maux qu’il cause qui condamne la population de l’État.
C’est souvent la même ritournelle : ça commence avec des anti-douleurs, puis ça se transforme en opioïdes et ça finit par une croix dans la cour d’une maison au toit défoncé. Mais ça, David le sait. Tout le monde ici le sait. Je n’ai d’ailleurs pas à expliquer ce à quoi je fais référence quand je lui demande comment est la vie dans le comté de McDowell.
« Il y a de la drogue, beaucoup de drogue. Beaucoup de prostituées aussi. C’est dur, très dur », raconte l’homme aux 35 chirurgies, avouant essayer de « faire ses trucs sans trop penser à cela ». Il explique aussi qu’il côtoie surtout des contracteurs et des travailleurs miniers qui ne viennent pas du coin. Que les locaux vivent « ailleurs » et que plusieurs essayent tout simplement de vivre. Que les jeunes quittent parce qu’il n’y a rien à faire ici.
Pour David, il n’y a plus grand-chose à dire sur ces gens : les habitants de Welch ne sont plus là.
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Ils ne semblent pas plus être au centre-ville, à une dizaine de minutes du Pocahontas Motel, lorsque je m’y rends pour souper. Les rues y sont presque complètement désertes et les immeubles semblent sortis d’une autre décennie. On se croirait dans un faux village d’époque d’un studio hollywoodien, par le cachet un peu far west des lieux et par l’absence de quelconque vie. Mais ça n’a pas toujours été ainsi…
Welch a déjà été la maison de plus de 6000 personnes pendant l’âge d’or du charbon, au milieu du XXe siècle. Aujourd’hui, la petite ville est passée sous la barre des 2000 habitants. Le comté de McDowell, dont Welch est le siège, a subi le même sort; alors que 98 000 personnes le peuplaient en 1950, les plus récentes données de recensement ne font état que de 19 000 âmes. C’était une région dynamique, prospère, où plus de la moitié de la population vivait directement ou indirectement de la lucrative extraction du charbon.
Même si on croise encore quelques gros camions miniers manœuvrant tant bien que mal sur les routes apiques de l’État, ils n’incarnent désormais plus qu’un rappel anachronique de ce qui est maintenant jadis. Autrefois symbole d’une vitalité économique enviable, le bruit de ces poids lourds semble aujourd’hui importun, bousculant le calme de la misère.
McDowell est désormais au troisième rang des comtés les plus pauvres des États-Unis, en plus d’être celui dans lequel les gens meurent dans la plus grande proportion à cause des opioïdes. C’est aussi ici qu’on vit le moins longtemps : l’espérance de vie est de 63,5 ans pour les hommes et de 71,5 ans pour les femmes, respectivement 13 et 10 ans derrière la moyenne nationale (au Québec, c’est 81 ans pour les hommes et 85 ans pour les femmes). Difficile de croire que la beauté de ces montagnes puisse enlever autant d’années…
Ironiquement, alors que les David de la région se brisent le dos et les doigts dans les quelques mines qui persistent, ce serait le tabagisme, l’obésité et le manque d’activité physique qui tuent prématurément les McDowelliens, qui n’ont rien à faire. Un autre signe du temps qui passe dans cette communauté bâtie sur le dur labeur des mineurs.
Sans être nécessairement d’accord avec eux, on ne peut que mieux comprendre leurs allégeances politiques. Il est évident que les préoccupations du quotidien ici ne sont pas (et ne peuvent pas) être la déconstruction du genre ou l’appropriation culturelle; la vie y est tout simplement trop dure et trop courte, la misère trop omniprésente, le fentanyl trop meurtrier. De revenir à une gloire d’antan, comme le voulait le slogan de Donald Trump, était donc un souhait que tous partageaient ici, quoique maintenant conscients que la belle époque du charbon ne renaîtra pas de ses cendres…
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Je finis enfin par situer le restaurant Latin Appalachian, dont le menu était collé derrière la porte de ma chambre de motel. Sans affiche et mal éclairé, ce petit boui-boui fait face à un stationnement à niveaux, dont la faible occupation témoigne elle aussi d’un âge d’or révolu. J’y suis accueilli par Roberto, heureux d’avoir un client et surpris, comme à peu près tout le monde, d’entendre un accent étranger en Virginie-Occidentale.
Au menu : fajitas au bœuf et fried cabbage, un plat aux origines irlandaises, populaire dans le Sud des États-Unis, consistant de chou frit et sauté, de bacon croustillant et d’oignons. La fusion des aspects latin et appalachian (comme le veut le nom du restaurant) est réussie.
Seul client, j’en profite pour discuter un peu avec Roberto, qui fait du va-et-vient entre le comptoir et la cuisine. Je lui explique comment je me suis ramassé ici, on rigole un peu de l’inclinaison des routes et il me raconte les prouesses de son fils au baseball, dont la photo d’équipe est accrochée sur l’un des murs du commerce. Le moment est beau.
Curieux, je l’amène lui aussi vers le sujet des problèmes sociaux de McDowell. Il ne fait d’abord que pointer dans toutes les directions en tournant sur lui-même, comme pour indiquer que la misère est partout; une non-réponse qui parle fort. Il est cependant un peu plus optimiste que David et soutient qu’il y a là une opportunité pour reconstruire avec du mieux, sur de nouvelles bases. Le comté aussi essaye de faire de même, en misant beaucoup sur l’arrivée d’un centre carcéral dans le coin. On verra bien…
Mais pour Roberto, bien conscient qu’il s’en tire mieux que beaucoup de monde ici, la vie à Welch demeure aussi belle que la nature qui l’entoure, parce que c’est chez lui après tout.
Tous les gens que j’ai rencontrés en Virginie-Occidentale tenaient d’ailleurs ce même discours antithétique, d’un lieu où la vie se meurt dans une carte postale.
Même si David ne voit pas toujours ses parages du meilleur œil, il me chante néanmoins de son chef les louanges du vaste réseau de sentiers scéniques qui traversent son coin de pays. Julian, le serveur du restaurant de la veille, me fait ses recommandations de sommets préférés, en plus de me dresser une liste des incontournables à voir dans la région. Dans son boui-boui mal éclairé, Roberto me parle avec émerveillement des chevaux sauvages qu’on peut croiser à travers les montagnes. Parce que c’est aussi ça, McDowell.
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Revenu au Pocahontas Motel, je m’assois sur une chaise en plastique devant ma chambre et je contemple le soleil qui se glisse lentement derrière les Appalaches. Je flatte Bill et je salue son jeune maître pour qui l’heure du dodo approche assurément. Je pense aux gens d’ici, je leur souhaite bonne nuit et bonne chance.
Dans mes oreilles, les paroles de la chanson Changes de Phil Ochs, une magnifique fable à propos du temps qui passe, deviennent d’une larmoyante lucidité dans cette contrée si éprouvée par les années. Ma gorge se noue lorsque l’auteur évoque « les scènes de son jeune temps encore fraîches dans sa mémoire », aujourd’hui « victimes des vignes du changement », alors que gît devant moi une maison abandonnée, récupérée elle aussi par les plantes grimpantes.
Et enfin, au loin, j’entends le bruit des VTT dans les montagnes; peut-être ont-ils aperçu les chevaux sauvages de Roberto…
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