Historiquement, l’art s’est toujours confronté aux institutions, à l’autorité et au public, que ce soit de manière délibérée ou involontaire. Le mouvement artistique transgressif, qui cherche à perturber les codes en vigueur, est parfois perçu comme une agression par le public. La ligne est souvent mince entre agression et transgression, témoignent des étudiants et des étudiantes en art à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
Il y a plus de 300 ans, Molière questionnait les aristocrates et leur duperie dans Tartuffe. La pièce a créé un scandale et a été censurée à plusieurs reprises avant d’être rejouée. Aujourd’hui, Tartuffe est étudié dans la plupart des écoles de langue française et ne choque plus personne. Ce qui était transgressif est maintenant devenu institutionnalisé.
Serge Brideau, chanteur et membre du groupe indie rock Les Hôtesses d’Hilaire, raconte comment le phénomène de la transgression prend forme de nos jours. « On donnait un show à un festival, puis il y avait un ministre du Nouveau-Brunswick dans la section VIP. Déjà que je n’étais pas trop chaud à l’idée d’une section VIP, il portait le nom d’une compagnie pétrolière. Je lui ai fait un doigt d’honneur. Je savais que ça allait faire jaser », raconte-t-il. Dans ce cas, la confrontation est dirigée envers une institution.
Le film Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman a été sacré meilleur film de tous les temps par le prestigieux palmarès du British Film Institute en décembre dernier, ce qui a créé un choc, tout comme sa sortie au Festival de Cannes en 1972. Durant cette projection, la moitié de la salle avait quitté les lieux et une querelle avait éclaté entre l’autrice Marguerite Duras et Akerman. Cette fois, l’œuvre a outré le public. La transgression, qu’elle veuille choquer ou non, prend donc différentes formes selon le contexte.
Transgression ou agression ?
La provocation artistique ne proviendrait pas d’un désir de blesser, mais plutôt de porter un message. Selon Stéphanie Boutin, professeure en psychologie à l’UQAM et spécialiste du comportement antisocial et du développement de l’agression, « la différence entre la transgression et l’agression est dans l’intention. Pour commettre une agression, on a l’intention de faire du mal à quelqu’un », explique-t-elle.
Serge Brideau croit que le rôle de l’artiste est d’être un ou une porte-parole et de provoquer des conversations. « Ce n’est pas pour attirer l’attention sur ce que les Hôtesses d’Hilaire font. Quand je provoque, c’est que quelque chose en arrière m’agace », souligne-t-il.
Selon le chanteur, on doit avoir un ego assez fort pour porter ce rôle, surtout dans un contexte médiatique où plusieurs peuvent et veulent se faire entendre. « J’essaie de faire du bruit dans une tempête de bruits. Avec un discours-choc, ça attire l’attention », ajoute l’artiste.
Économie, culture et art contemporain
Des enjeux économiques portent l’art contemporain à transgresser, selon Aurélie Brunelle, étudiante en danse à l’UQAM et danseuse flamenco. La transgression est devenue une façon de monétiser l’art contemporain, soulève-t-elle.
Camille Desforges, étudiante à la maîtrise en danse à l’UQAM, souligne quant à elle des enjeux culturels. L’esthétique de l’art des années 1980 passait, selon elle, par des hommes blancs qui croyaient révolutionner par la transgression des limites, des frontières et des lois. « Aujourd’hui, ce qui est transgressif, c’est de décoloniser l’art. Je le repère beaucoup dans le féminin et par des postures artistiques qui ne sont pas une pulsion de domination », affirme-t-elle.
Pour Serge Brideau, ce qui est considéré comme de l’art transgressif dépend beaucoup du contexte. Se battre pour les droits LGBTQ+ a un caractère encore plus transgressif à Moscou qu’au Québec, croit-il. « Ça demande du courage publiquement de ne pas juste provoquer, mais de briser certains stéréotypes », ajoute-t-il. Dans ce cas, le but de la transgression artistique devient donc d’intégrer des personnes marginalisées à un ensemble social.
Transformation et provocation des habitudes
Certains et certaines artistes se soucient peu du message envoyé par leurs créations, et visent plutôt l’authenticité et l’exploration technique. « Moi, je ne fais pas de l’art pour transgresser. Je ne me considère pas comme une artiste, mais plutôt comme une personne qui a une pratique artistique et qui la partage ensuite par ma performance. Ce serait très prétentieux pour moi de dire que ma pratique ferait bouger les choses socialement », souligne Aurélie Brunelle.
Il arrive qu’une œuvre, bien que présentée honnêtement au public, provoque non intentionnellement et entraîne des retours blessants. Léa-Kenza Laurent, étudiante à la maîtrise en danse à l’UQAM , se fige lorsque la question est abordée. Elle raconte qu’un ami est déjà venu la voir à la fin d’un de ses spectacles pour lui dire qu’il avait perdu son temps et son argent d’y être allé. « Je me dis par contre qu’il a au moins eu l’honnêteté de me le dire. Et j’ai tellement eu de commentaires positifs pour balancer ! Puis je me suis dit que ça ne m’appartenait pas. Je continue à faire ce que je veux », précise-t-elle.
Selon Serge Brideau, « un bon artiste, c’est quelqu’un qui fait du beau avec du laid. » Le rôle de l’artiste en est donc un de transformation, à travers sa propre personne, peu importe la réaction provoquée. Parfois, la réaction du public devient la véritable agression. Ce qui demeure tout de même, ce sont l’œuvre, la réflexion et la conversation.
Mention illustration : Camille Dehaene|Montréal Campus
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