Entre ce qui fait rire et ce qui blesse, la ligne est parfois mince : l’industrie humoristique québécoise doit se renouveler sans cesse et être à l’affût des progrès sociaux pour éviter que les œuvres traversent difficilement les époques.
En humour, les limites de l’acceptable sont complexes à définir. Certaines blagues peuvent provoquer bien des rires avant d’être remises en question. « C’est possible de manquer le bateau sur certaines affaires parce qu’on n’est pas toujours informé et on n’a pas la réponse sur tout », affirme l’humoriste émergente Coco Belliveau.
De grands noms ont diverti plusieurs générations de Québécois et de Québécoises avec un humour grinçant auquel diverses communautés n’adhèrent plus. C’est le cas d’Yvon Deschamps, Lise Dion ou encore Rock et Belles Oreilles (RBO). Les plateformes de diffusion en continu regorgent de blagues pouvant être considérées comme discriminatoires.
Les numéros comiques ont tendance à mal vieillir et c’est « tant mieux », selon l’humoriste Léa Stréliski. L’humour doit innover sans oublier les traces du passé. « Je veux vivre dans un monde où les gens sont assez intelligents pour comprendre les contextes et les époques, sinon on ne s’en sort pas », avance la jeune femme qui est également chroniqueuse et autrice.
Contextualiser à tout prix
Une blague sans contexte ne vaut pas plus qu’une voiture sans roues. Il faut toujours définir le cadre temporel des œuvres pour comprendre leur portée, explique l’historien Robert Aird. « Ce sont des témoignages de l’histoire qui sont absolument essentiels, surtout en humour. […] C’est une façon de comprendre les opinions, de comprendre les mentalités », ajoute le membre de l’Observatoire de l’humour.
Le passé doit être enseigné à l’image de ce qu’il a été et ce, sans pour autant le glorifier, fait valoir le professeur associé en communication marketing à l’École des hautes études commerciales de Montréal (HEC), Jean-Jacques Stréliski. Toutefois, l’histoire ne peut être réécrite à l’avantage de tout le monde, poursuit-il.
Apprécier l’humour, au sens de sa valeur artistique, n’implique pas de justifier les propos douteux ou déplacés. Il s’agit plutôt d’un exercice analytique pour mieux comprendre les réflexions qui ont façonné le Québec.
Néanmoins, cela ne signifie pas qu’il est possible de rire de tout au détriment de certaines communautés. « Il y a des discours qui ont déjà eu lieu et qu’il n’est plus nécessaire de répéter », soutient la professeure retraitée au Département de français de l’Université d’Ottawa, Lucie Joubert. Elle est convaincue que la contextualisation est primordiale puisque les œuvres humoristiques sont des « marqueurs chronologiques » qui permettent à la société de mesurer les progrès.
Baliser, une mauvaise idée
Les discours haineux et l’atteinte à la réputation d’un individu sont sanctionnés par le système de justice. À ce sujet, l’humoriste Mike Ward a été condamné par la Cour d’appel du Québec à payer 35 000$ pour discrimination envers Jérémy Gabriel. Toutefois, la Cour suprême du Canada entendra son appel dans les prochains mois. Au-delà des restrictions imposées par la loi, les artistes peuvent laisser libre cours à leur imagination.
Limiter la liberté d’expression est une question qui revient souvent dans la sphère publique. Or, cette option ne plaît pas à M. Stréliski : « Je milite plus pour une responsabilité des auteurs plutôt que de leur indiquer formellement les balises qu’ils ne peuvent pas dépasser. »
D’éventuelles balises en humour illustreraient un manque de confiance par rapport au sens critique du public, constate Mme Joubert, qui fait aussi partie de l’Observatoire de l’humour. Pour les humoristes, il est presque impensable de s’imaginer des règles restrictives. L’ancienne professeure croit que c’est le devoir des artistes de prendre en considération l’évolution des sensibilités.
« [Être humoriste], ça requiert d’être toujours en questionnement pour continuer à évoluer », souligne Coco Belliveau, diplômée de l’École nationale de l’humour (ÉNH). Malgré une jeune carrière, elle avoue avoir cessé de présenter certains numéros d’humour qu’elle ne considère plus comme représentatifs de ses valeurs. Un choix individuel pour le bien collectif.
Aujourd’hui, elle préfère profiter des personnages en position d’autorité pour développer son style humoristique. Selon elle, les minorités ont déjà été suffisamment caricaturées. « Si on balise, j’ai l’impression que ça va aussi enlever la possibilité de s’attaquer aux personnes en position de pouvoir », estime l’humoriste.
La peur de rire
« [Beaucoup de] gens ne comprennent pas que l’humour c’est de la fiction, ce n’est pas la vraie vie. […] Les gens ne comprennent pas la nuance entre l’opinion de quelqu’un et la fiction humoristique », déplore Léa Stréliski, également diplômée de l’ÉNH.
Elle concède que les époques changent et que les mentalités évoluent. Même si certains numéros d’Yvon Deschamps ont mal vieilli, elle précise que sa perception de la société était du génie pour son temps. Son père, Jean-Jacques Stréliski, est du même avis. Il ajoute que l’humoriste jouait un personnage sur scène et que ses blagues sur les femmes ou les Noirs ont grandement fait réfléchir le Québec.
Selon le professeur associé à HEC Montréal, le public doit aussi se responsabiliser dans le cadre de sa consommation en matière d’humour. Il rappelle que chaque membre d’un auditoire a le devoir de se questionner sur ce qu’il désire accepter en tant qu’individu. « Non seulement j’ai le droit, mais j’ai le devoir de me prononcer, de regarder ce que je peux faire, de changer d’avis parfois, si je suis convaincu que les choses qu’on faisait avant n’étaient pas correctes », insiste M. Stréliski.
« Quand on est dans une salle de spectacle avec un humoriste, on accepte que les codes et les conventions soient levés le temps d’un spectacle. On accepte qu’il nous dise des choses invraisemblables et des choses qui sont fausses », précise M. Aird, qui enseigne à l’ÉNH.
La majorité des spécialiste(e)s rencontrés par le Montréal Campus jugent que l’auditoire est assez intelligent pour faire la différence entre l’humour agressif et l’humour soigneusement travaillé. Par contre, il faut s’attendre à ce que d’autres œuvres fassent scandale dans le futur. L’une des caractéristiques de l’humour consiste à toujours repousser les limites, ce qui cause inévitablement des dérapages.
Cet article est paru dans l’édition papier du 1er décembre 2020.
Mention photo : Éric Myre
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