Pourries, mauvaises, merdiques, poches. Les œuvres d’art ratées ont la vie dure, que leurs auteurs soient amateurs ou renommés. Un petit nombre d’irréductibles voient toutefois en ces navets un art unique et riche en trouvailles. Voyage dans l’univers inusité du douteux.
L’atmosphère est survoltée en ce lundi soir au Bar Le Brouhaha, rue de Lorimier. Réunis dans une salle de projection improvisée au fond du bar, une cinquantaine de spectateurs déchaînés lancent des projectiles sur Hulk Hogan, qui tente tant bien que mal de mettre KO un gros boxeur afro-américain afin de sauver son frère paraplégique. Le film est mauvais, c’est indéniable. Pourtant, les huées font rapidement place aux rires d’un public réjoui qui en redemande. Une scène qui résume en un coup d’œil tout le mystère du douteux.
«C’est vraiment poche», commente le maître de cérémonie, Tommy Gaudet, tout en lançant une boulette d’aluminium vers l’écran. Animateur de 70%, émission entièrement dévouée au sujet et diffusée sur les ondes de la radio étudiante de l’UQAM, CHOQ.FM, Tommy Gaudet préfère toutefois identifier les films projetés au Brouhaha comme appartenant au domaine du douteux. «Lorsqu’on qualifie un film de ”poche“, on n’a pas besoin de réfléchir. Douter est l’un des verbes les plus intéressants au monde. Sorti de son contexte, tout peut devenir douteux.»
Pour sa part, Simon Lacroix n’a pas peur de qualifier les projections créées avec son complice Pascal Pilote de «poches». Depuis leur première projection le 27 février 2004, les deux acolytes de Total Crap ont fait voir à des centaines de spectateurs les pires moments de la télévision. «On se met la barre toujours plus haut, on veut toujours aller vers le plus mauvaisdans notre sélection», explique Simon Lacroix. Une médiocrité qui a atteint des sommets de popularité lorsqu’en octobre dernier, le spectacle Total Crap 5 a été projeté à guichets fermés au Club Soda pour la deuxième fois en moins de six mois. Le but de ces projections? À coup sûr divertir, mais aussi rassembler, explique l’ancien étudiant en cinéma de l’Université Laval. «Le but, c’est que les gens décollent de chez eux, de leur télé, pour aller regarder nos projections tous ensemble. Total Crap est une expérience collective.»
À l’école de la médiocrité
Entre deux éclats de rires et quelques huées, les amoureux d’art ratéont aussi quelques leçons à apprendre au public. Grand manitou autoproclamé du douteux, Tommy Gaudet prend sa mission de vulgarisateur au sérieux. Comme tant d’autres avant lui, ce doutologue émérite se questionne sur la valeur des films discrédités par la critique et par les cinéphiles. En témoigne le slogan du site douteux.org: «Si vous avez des questions… nous en avons nous aussi!» Selon Tommy Gaudet, les projections servent à développer le jugement critique du public. «Les médias sous-estiment l’intelligence des gens. On leur présente des films, des œuvres, en leur disant déjà quoi en penser. Les gens qui viennent ici les lundis soirs décident d’eux-mêmes de la valeur des films projetés.» Pour cet idéaliste, les ratés des uns ne doivent pas simplement faire rire, mais réfléchir. «On n’a jamais promu la médiocrité. Ce qu’on met de l’avant, c’est la réflexion et la critique sociale.».
Conservateur en chef au Museum Of Bad Art (MOBA), Michael Frank s’insurge lui aussi du peu d’importance accordée à l’opinion du public par le milieu artistique. «S’il y a une chose à questionner, c’est le fait que des soi-disant professionnels se permettent de dire au monde entier ce qu’est une belle œuvre. Ce sont eux qui jugent les œuvres à notre place.» Situé à Dedham, en banlieue de Boston, le Museum of Bad Art expose plus de 400 oeuvres, toutes plus hideuses les unes que les autres. Selon Frank, faire le tour du musée permet aux visiteurs de jeter un second regard sur des œuvres dénigrées par d’autres. «Il est souvent facile d’accepter un jugement préconçu, alors qu’au contraire, l’art est une expérience personnelle et très subjective».
Après des centaines d’heures passées à déterrer le plus médiocre de la télé, les organisateurs de Total Crap en ont pour leur part long à dire sur la production télévisuelle moderne. «La télé moderne est vraiment aseptisée. Maintenant, tout est fait de façon léchée et professionnelle. On a perdu le côté amateur, broche à foin et communautaire de la télé. Avant, la télé, c’était Jo Blo qui faisait son macramé en ondes», se désole Simon Lacroix.
Navets en conserve
Au-delà de leur amour de la rigolade, les défenseurs du douteux deviennent souvent des archivistes hors pair. La plupart des œuvres exposées au Museum Of Bad Art ont été dénichées dans des marchés aux puces ou rescapées in extremis des ordures de particuliers. Pour Michael Frank, le musée redonne une seconde vie à ces toiles et sculptures considérées a priori comme des échecs. «Chacune des œuvres dénichées aura enfin la chance d’être exposée et considérée pour sa valeur artistique», explique Michael Frank. Lorsqu’il est à la recherche de nouvelles acquisitions pour le musée, ce loufoque collectionneur privilégie pour sa part les boutiques d’antiquités… et garde l’œil ouvert le jour des ordures.
Le même phénomène s’observe chez les amateurs de douteux sur support électronique. Le duo de Total Crap transforme ainsi sa recherche d’extraits vidéos inédits en une véritable chasse au trésor. «Nous n’avons pas accès aux archives des stations de télévision. Nous allons dans les brocantes, les marchés aux puces. On cherche toujours la cassette sans étiquette dans le fond de la boîte», raconte Simon Lacroix.
L’équipe de douteux.org détient aussi certaines perles rares en matière d’archives vidéos. «Il y a des films sur vidéocassette doublés en version française que nous sommes les seuls au monde à détenir», s’exclame Tommy Gaudet, qui s’assure de transférer chaque film projeté sur un support DVD. Cet archivage s’avérera vital au cours des prochaines années. Les bandes magnétiques des vidéocassettes s’effacent avec le temps, reléguant aux oubliettes les moments d’anthologie du «poche» télévisuel.
Pour les ambassadeurs du mauvais, ces moments de télévision manqués représentent la pièce manquante de l’histoire télévisuelle occidentale. Pour comprendre nos médias, il faut se remémorer leurs bons comme leurs mauvais coups. Quitte à regarder Hulk Hogan déchirer son chandail avec ses pectoraux, ad nauseam.
Laisser un commentaire