En Irak et en Afghanistan, les soldats américains tirent 300 000 cartouches pour abattre un seul insurgé. Cette utilisation routinière d’une force de combat massive par les armées occidentales soulève de nombreuses questions stratégiques et éthiques.
Le Pentagone estime que six milliards de munitions de petit calibre ont été tirées par l’armée américaine en Afghanistan et en Irak de 2003 à 2005. Dans les commerces destinés aux civils américains, le prix d’un chargeur de M16, le fusil d’assaut standard pour l’infanterie de l’Oncle Sam, varie entre 15 et 30 dollars américains. Au nombre de cartouches tirées, la vie d’un insurgé oscille entre 150 000 et 300 000 US$, uniquement en munitions. Ce calcul exclut l’équipement du combattant, sa formation, les autres armes et tous les coûts indirects de la guerre (transports, nourriture, etc.)
«Les Américains ont tellement perdu de soldats qu’ils ont le doigt facile sur le trigger. C’est différent pour l’armée canadienne. Il y a beaucoup de règlements, et on doit toujours demander l’autorisation à l’état-major avant de tirer, à moins d’être en danger», raconte un soldat canadien déployé sept mois à Kandahar en 2007, dont le rôle était de patrouiller et de ramener toute information utile à son groupement. Durant son séjour en Afghanistan, il n’a jamais vu de soldats perdre le contrôle avec leur arme, mais il concède que certains tirent trop. Le soldat interrogé préfère garder l’anonymat.
Le professeur de science politique à l’Université McGill Rex Brynen doute de la validité de cette statistique. «Diviser le nombre de balles tirées par les pertes ennemies, c’est dénué de sens. Dans une bataille traditionnelle, un soldat peut avoir sur lui un maximum de 300 cartouches et jamais il ne va les utiliser complètement.» Selon les informations obtenues par le soldat canadien interrogé, chaque combattant aurait sur lui dix chargeurs de C7 (30 cartouches), deux barils de C9 (200), deux lignes de C6 (400) et deux grenades.
Une force excessive?
L’infanterie américaine a tendance à utiliser le feu pour ne pas s’exposer, croit un professeur de science politique à l’Université de Montréal, Michel Fortmann. «Dès que vous avez le moindre doute sur un site dangereux, vous pulvérisez le terrain pour ne pas devenir la cible des insurgés. Cette technique s’appelle l’overkill et s’inscrit dans la tendance de l’American Way of War.» Selon lui, ce type de culture militaire provient des stratégies utilisées lors de la Seconde Guerre mondiale, où les pays industrialisés ont joué la carte de la puissance. Puissance qui se traduit par une utilisation massive d’hommes, de munitions et de ressources.
Contrairement à Michel Fortmann, le professeur Rex Brynen ne croit pas que la force employée soit excessive. «C’est une culture de précaution plutôt qu’une culture de force. Supposons que la statistique est correcte, ce dont je doute fortement, le nombre de munitions tirées serait largement expliqué par les tirs de suppression», explique-t-il. Le tir de suppression est une tactique militaire qui vise à offrir une couverture aux soldats pendant leurs déplacements lorsqu’ils sont à découvert sur le champ de bataille. Le désavantage de la manoeuvre: elle demande une quantité importante de munitions.
Les pertes civiles
«Contrairement aux armées canadiennes et américaines durant la Seconde Guerre mondiale, une plus grande attention est maintenant portée afin d’éviter les dommages collatéraux. Moins de civils ont été tués depuis 2003 que durant certaines journées du second conflit mondial. Les forces de la coalition ont compris que tuer des civils augmente le ressentiment envers le gouvernement et les soldats», croit Rex Brynen. Par exemple, les bombardements sur Tokyo les 9 et 10 mars 1945 ont éliminé approximativement 100 000 personnes. Dans le cas du débarquement de Normandie, les Canadiens ont accidentellement tué 3 000 Français en trois jours pour déloger la présence nazie de la ville de Caen.
Selon l’Iraq Body Count, un organisme qui calcule le nombre d’Irakiens tués depuis l’invasion américaine à l’aide des données officielles, environ 85 000 d’entre eux sont morts à cause de la guerre entre 2003 et 2007. L’estimé d’insurgés tués en Irak par les forces de la coalition se chiffre à 19 000 selon le quotidien USA Today. Pour la mort d’un ennemi, environ quatre civils irakiens perdent la vie.
«On peut vraiment rire de la statistique, explique un professeur de science politique de l’Université de Montréal, Martial Foucault. Ça montre que les forces armées sont incapables d’identifier les menaces, donc de définir ce qu’est un insurgé.» Pourtant, il croit que l’explosion technologique dans le domaine militaire devrait conduire à utiliser moins de cartouches, à opter pour des systèmes plus sophistiqués avec un usage plus faible d’armes létales. «On devrait utiliser des systèmes de renseignement pour arrêter les insurgés au lieu de leur tirer dessus», conclut-il.
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