Transformer des portes de four en guichet à chaussettes, emballer le Mont-Royal dans des kilomètres de ruban jaune, fomenter un attentat sur un véhicule utilitaire sport en plein centre-ville… Depuis dix ans, l’Action Terroriste Socialement Acceptable multiplie les offensives visant à sortir l’art contemporain du cloître des musées pour l’installer dans la rue.
Bien avant d’en distinguer l’adresse, on reconnaît, rue Drolet, l’atelier de l’Action Terroriste Socialement Acceptable (ATSA). Au pas de la porte, un bric-à-brac de poutres et de planches attendent patiemment de servir dans la prochaine installation. Placardée au mur, une affiche: Vivre pour Conspirer. À quelques semaines de l’ouverture de la boutique CHANGE, où le public pourra, entre autres, se procurer des produits dérivés des interventions du groupe, une certaine fébrilité anime les locaux de l’ATSA. C’est qu’après dix ans d’interventions plus ou moins controversées, le public ne connaît l’ATSA que de façon très morcelée. Annie Roy et son complice Pierre Allard comptent donc sur CHANGE pour rejoindre directement les montréalais. Pour un groupe d’artistes opposés à la surconsommation, le concept de boutique paraît contradictoire. «C’est par curiosité que nous avons créé CHANGE. Pierre et moi voulions explorer le mode de communication du marketing», explique Annie Roy. Par-dessus tout, l’artiste espère que la boutique du 4351 Saint-Laurent sera un lieu de rencontre et de partage. «Un commerce, c’est très personnel à la base. C’est créatif et unique. On y va d’abord pour discuter, pour faire des rencontres.» Dix chandelles pour État d’Urgence
Si l’ouverture du «magasin-intervention» CHANGE le 2 octobre risque fort d’attirer l’attention sur le duo artistique, c’est surtout l’évènement État d’Urgence qui a fait connaître le groupe. Tous les mois de novembre, pendant cinq jours, des bénévoles, des artistes et des sans-abris se réunissent dans un gigantesque campement où sont offerts un gîte, des repas et des spectacles aux sans-abris montréalais. «C’est devenu une tradition. Les gens s’y attachent très rapidement et deviennent presque accros. Les sans-abris aussi. C’est une expérience très intense de vivre une réalité inconnue d’aussi près», explique Annie Roy.
Lorsqu’on lui demande si après dix ans, ce grand «mani-festival» a créé un besoin plutôt qu’une solution à l’itinérance, la danseuse et chorégraphe de formation demeure pensive. «On crée un moment, un espace de discussion pour s’interroger sur la problématique de l’itinérance.» Une certitude demeure pour l’artiste: l’événement ne s’arrêtera pas à dix chandelles. «Tout stopper voudrait dire qu’on est des ″lâcheux″. Même si on trouvait une solution à l’itinérance, je ne crois pas que l’événement s’éteindrait. On va toujours être là. Il y a trop d’amour dans cet événement pour que des gens en grande détresse humaine le rejettent.»
Un duo qui dérange
Aujourd’hui célébré comme une tradition festive et attendue, l’événement s’est pourtant déjà retrouvé en situation précaire. En 1999, la troisième édition d’État d’Urgence avait bien failli ne pas se produire lorsque l’administration de Pierre Bourque, à l’époque maire de Montréal, avait émis in extremis une interdiction d’occuper le parc Émilie-Gamelin, où les artistes plantent leurs tentes chaque année.
Une preuve parmi tant d’autres que le duo dérange. Cette volonté de choquer et de conscientiser était déjà présente lors de la création de l’ATSA. «Le groupe est né dans l’urgence d’une injustice, d’une indifférence, pour d’abord dénoncer une situation. Nous voulions surprendre le milieu médiatique par l’intelligence de nos propos, mais surtout créer un espace de discussion qui irait au-delà de l’œuvre», explique Annie Roy.
La première œuvre de l’ATSA fut de dénoncer la pénurie de chaussettes (et accessoirement de financement) de plusieurs organismes venant en aide aux sans-abris. Le 17 décembre 1997, l’ATSA dépose sans permission La Banque à Bas, sorte de guichet automatique fait de portes de fours, sur le parvis du Musée d’Art Contemporain. Cette installation farfelue propulse l’ATSA sous les projecteurs, une attention bénéfique pour l’organisation. «On ne peut pas vivre sans les médias, admet Annie Roy. Nous détenons une tribune médiatique importante.»
Cette exposition au public doit cependant être gérée avec prudence, confie Annie Roy. Une leçon apprise à la dure pour le duo. Après les attentats du 11 septembres 2001 aux États-Unis, le nom du collectif a soulevé la controverse. «Le terme ″terrorisme″ est très galvaudé. Prendre ce mot violent de plein front et l’utiliser, c’est le dénoncer», rétorque Annie Roy. Cette théorie a fait place à la pratique lorsque les VUS du projet Attentat#!0, ont atterri dans plusieurs villes canadiennes, dont Ottawa, Québec et Toronto, entre 2003 et 2007.
Militants ou Artistes?
Au fil des années, les deux complices ont multiplié les frappes pour dénoncer des problématiques diverses: les changements climatiques, la violence faite aux enfants et, toujours au cœur de leurs préoccupations, l’itinérance. Même si elle observe une certaine réaction de la part des Québécois, la moitié féminine du duo se sent parfois déçue de son ampleur. «Malheureusement, on attend toujours qu’une situation soit excessivement indécente avant d’agir», déplore cette citoyenne engagée.
Malgré leurs prises de positions tranchées, Annie Roy et Pierre Allard se définissent d’abord comme des artistes et non des militants. «Nous faisons d’abord de l’art. Nous n’avons pas de revendications, contrairement aux militants. Nous voulons dénoncer, informer et ouvrir un espace de discussion» explique Annie Roy. Pour elle, l’art engagé pourrait s’appeler l’art adolescent «La création implique de tâtonner, chercher, se tromper, rechercher. Aller trop loin et dépasser ses limites, c’est pas grave. L’art engagé, c’est constamment tester ses limites.»
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