«Si les Canadiens ne m’aident pas maintenant, je suis forcé de rejoindre les talibans et de venger mes deux enfants innocents.» Ces paroles sont celles de Ruzi Mohammed, un chômeur afghan de 31 ans dont les enfants, âgés de quatre et deux ans, ont été abattus par des soldats canadiens en juillet dernier. Comme d’autres avant lui, il a eu le malheur d’approcher son véhicule trop près d’un convoi blindé des Forces canadiennes. La consigne dans ce cas est de faire feu sur les occupants du véhicule, au cas où il s’agirait d’insurgés sur le point de commettre un attentat suicide
L’histoire de Ruzi Mohammed a été reprise par quelques journaux montréalais en début de semaine dernière. Suite à la mort de ses deux enfants, l’homme a eu une audience avec le président du pays, Hamid Karzaï. Ce dernier lui a assuré un dédommagement constitué d’un pèlerinage en Arabie Saoudite et d’une maison dans la ville de Kandahar. L’État canadien a aussi promis une compensation financière. Le montant de cette indemnisation est pour l’instant inconnu.
Ses tracas sont toutefois loin d’être terminés. Ses rencontres avec le gouvernement afghan et des responsables canadiens ont valu à Ruzi Mohammed des menaces de mort de la part des talibans, qui l’accusent de collaborer avec les étrangers qui occupent le pays. Il a donc dû fuir sa maison du district de Panjwaii pour se réfugier dans la grande ville de Kandahar, où il peut espérer passer inaperçu. Par contre, il n’a plus de travail, et les indemnités se font attendre. Un porte-parole des Forces canadiennes soutient que c’est pour le bien de Ruzi Mohammed que les sommes qui lui sont destinées sont retenues. En effet, si une importante somme d’argent lui était remise, il serait immédiatement une proie idéale pour les nombreux groupes armés qui sévissent dans la région de Kandahar.
L’homme doit donc attendre d’obtenir un compte en banque dans lequel sera déposée son indemnité. Et en Afghanistan, cette démarche, simple ici, traîne souvent en longueur. Il doit donc louer une maison que ses moyens ne lui permettent pas d’habiter en attendant un dédommagement d’un montant qu’il ignore à un moment indéterminé. Il se retrouve confronté à un dilemme cruel. Rejoindre les talibans «pour venger ses enfants» lui procurerait, en effet, un salaire et une relative protection pour lui et ses proches, tandis qu’attendre le soutien de Kaboul et d’Ottawa l’appauvrit et met sa sécurité en péril.
Combattre pour soi
Cette anecdote illustre bien la fatalité qui accompagne la vie des gens dans une région en guerre. La société autour d’eux se désagrège. Ils perdent leurs repères, leurs sources de revenus, des membres de leur famille, et se retrouvent l’arme à la main sans trop l’avoir voulu. La cause pour laquelle beaucoup de gens finissent par combattre est habituellement celle de leurs intérêts personnels les plus étroits et les plus immédiats, et a peu à voir avec les raisons qui poussent les dirigeants des différentes factions à engager les combats.
Les soldats canadiens vivent aussi une certaine distanciation, cette fois entre les objectifs énoncés lors de l’entrée en guerre du pays et ce qu’ils accomplissent chaque jour sur le terrain. Ils se sont fait dire par l’état-major et les politiciens canadiens qu’ils partaient combattre pour libérer les Afghans d’un régime fanatisé d’une brutalité inouïe et pour apporter les valeurs humanistes occidentales à un pays dont l’organisation sociale est tribale et féodale. Quelques mois plus tard, ils patrouillent les villes afghanes dans des convois blindés, leurs armes pointées en direction des civils qu’ils sont venus «libérer». Et si l’un d’entre eux a le malheur d’approcher de trop près l’un de ses bienfaiteurs, il se fait abattre…
Un projet impérialiste voué à l’échec
La mission colonisatrice que se sont fixée certains politiciens canadiens à l’égard de la population afghane au lendemain des attentats terroristes de 2001 devait fatalement se dérouler dans la violence et passer complètement à côté de ses objectifs. L’idée de mélanger guerre d’agression contre le gouvernement afghan et mission humanitaire en faveur de la population n’a jamais tenu la route. Sans devoir procéder à une analyse savante de la situation, il est évident qu’il n’y a pas de pire méthode pour convaincre un agriculteur pashtoun d’envoyer sa fille à l’école que de lui planter un canon de fusil sous le nez. Ça risque même d’avoir l’effet contraire. Surtout si les mêmes soldats étrangers qui construisent une école pour ses enfants bombardent accidentellement sa maison et tuent quelques membres de sa famille.
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Le gouvernement canadien a annoncé récemment que la mission de l’armée en Afghanistan allait prendre fin en 2011. Malgré l’insistance de Stephen Harper depuis qu’il a pris le pouvoir sur l’importance vitale de cette aventure militaire pour les intérêts du Canada, il décide maintenant de l’abandonner. Les motifs invoqués pour justifier le départ des Forces canadiennes apportent un éclairage sinistre sur les raisons qui ont emmené le Canada à participer à cette guerre. Il s’agit de la lenteur des progrès militaires sur le terrain, des coûts importants de l’occupation et de la perte de vies canadiennes qu’implique l’occupation du pays. Tous les beaux discours sur l’humanisme et la démocratie ont disparu des interventions publiques. La défaite est donc totale, car non seulement le Canada et leurs alliés ne sont même pas passés près de créer un régime politique et économique occidental en Afghanistan, mais ils n’ont pas plus été capables d’atteindre leur objectif principal, qui était de débarrasser le pays des talibans.
redacteur.campus@uqam.ca
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