Méconnue, la synesthésie est pourtant plus répandue que l’autisme. Toutefois, les effets presque psychédéliques causés par cette anomalie neuronale font parfois la joie de ceux qui, au quotidien, goûtent des images, entendent des couleurs et ressentent la musique.
Louise Caroline Bergeron s’est rendu compte de sa différence à l’âge de quatre ans, en plein cours de ballet. «On tapait sur nos cuisses au rythme de la musique. J’ai réalisé que le bruit goûtait le steak haché. Je me demandais pourquoi. C’était étrange.»
Aujourd’hui maman, celle qui est aussi chercheuse en philosophie à l’UQAM goûte ce qu’elle voit, associe des couleurs aux lettres et aperçoit des formes dans la musique. Non, Caroline n’est pas sous l’effet d’une drogue hallucinogène. Elle est atteinte de synesthésie, une condition neurologique méconnue. Les statistiques, très floues, indiquent qu’entre une personne sur 1000 et une personne sur 25 en sont touchées.
Si le croisement est généralement unidirectionnel (la musique de Barbra Streisand qui évoque les biscuits Ritz par exemple, fait véridique), chez quelques rares individus le croisement peut aller dans les deux sens (les biscuits Ritz qui évoquent Barbara Streisand).
La vie de Louise Caroline Bergeron est une foire aux saveurs tapissée de sensations croisées. «Pour moi, le musée c’est une expérience multisensorielle. Magritte est en général un délice culinaire, alors que la Joconde, par exemple, ne goûte franchement rien.»
C’est à l’adolescence, lors du visionnement d’un reportage sur la synesthésie, qu’elle réalise que la majorité des gens ne perçoivent pas leur environnement comme elle. «Avant ça, moi, ma mère et mon frère nous obstinions constamment sur la couleur des lettres, se rappelle la chercheuse, amusée. Je voyais le A en jaune, ma mère le voyait en bleu et mon frère d’une autre couleur.» En effet, la synesthésie, qui touche plus souvent les femmes et les gauchers, est très souvent héréditaire. Et, pour compliquer le tout, les photismes – la sensation particulière évoquée par un autre sens – sont différents d’un individu à l’autre.
Un regain d’intérêt
Il est fait mention pour la première fois de la synesthésie en 1710, lorsque l’ophtalmologue anglais Thomas Woolhouse décrit le cas remarquable d’un homme aveugle qui percevait des couleurs à l’écoute de certains sons. Mais trois siècles après sa découverte, les scientifiques sont toujours incapables de l’expliquer.
Encore aujourd’hui, rares sont les chercheurs qui s’y intéressent. «Il n’y a pas d’argent à faire avec la recherche sur la synesthésie, lance Louise Caroline. On valorise plus le profit et la productivité que la recherche de la connaissance en Occident.»
Dave St-Amour, chercheur en neuropsychologie à l’UQAM, a longtemps étudié les perceptions multisensorielles dans un laboratoire new-yorkais à la fine pointe de la technologie. «Étrangement, personne n’étudiait la synesthésie», se souvient-il. Selon lui, l’intérêt minime pour le sujet reflète la difficulté à étudier scientifiquement et objectivement cette condition neurologique. «Les expériences sont subjectives, propres à chacun. On ne peut élaborer d’expériences pour un groupe, c’est du cas par cas.» Toutefois, l’amélioration constante des appareils d’imagerie cérébrale permettra d’étudier de mieux en mieux le phénomène en permettant d’identifier plus précisément les régions qui s’activent lors d’une expérience synesthétique, croit le chercheur. À cause, entre autres, de cette difficulté à étudier précisément le cerveau, la communauté scientifique n’a qu’une idée générale du fonctionnement neuronal de cette anomalie.
Chez une personne normale, les connexions entre neurones sont détruites au fur et à mesure du vieillissement, mais ce ne serait pas le cas des synesthètes. Ainsi, l’information circulerait plus librement dans leur cerveau, connectant leur différents sens. D’autres théories existent, mais il s’agit de l’hypothèse la plus populaire chez les chercheurs, note Dave St-Amour.
Au jour le jour
De son propre aveu, le guitariste John Mayer aurait la faculté de voir la musique en couleur. Richard Feynman, Nobel de physique et philosophe à ses heures, était aussi synesthète. «Quand je vois des équations, je vois les lettres en couleurs… et je me demande à quoi diable ça peut bien ressembler pour les étudiants», écrivait-il dans son livre Qu’est-ce que ça peut vous faire ce que les autres pensent?
Les synesthètes sont aussi mieux outillés pour la mémorisation d’informations. Les associations entre les mots, les lettres et les couleurs sont tellement précises et constantes qu’ils peuvent s’en servir couramment pour mémoriser du vocabulaire spécialisé et des numéros de téléphone. «Quand j’étudiais en psychologie, je mémorisais le jargon en fonction de la couleur des mots, dit Louise Caroline. Neurotransmetteur: rouge vif. Noradrénaline: bleu poudre. Pareil pour les numéros de téléphone. 514-bleu-vert-orange!»
Dans le cadre de ses recherches sur le sujet il y a quelques années, Louise Caroline a rencontré plusieurs personnes qui avaient elles aussi une forme ou une autre de synesthésie. Si elle vit très bien avec son «anormalité», elle reconnaît que certains peuvent mal accepter les réactions des gens. «Quand tu fais rire de toi en classe parce que tu dis au prof qu’un chien, c’est rose, ça peut être dur.»
Mais pour ceux qui apprennent à bien vivre avec leurs «nouveaux» sens, la vie peut prendre une toute nouvelle dimension. «J’ai rencontré un gars qui entendait différentes musiques lorsqu’on touchait sa peau. Pas besoin de te dire à quel point c’était exceptionnel quand il faisait l’amour avec sa blonde!» lance en riant Louise Caroline, dans un langage aussi coloré que son alphabet.
Du côté de sa famille, Caroline avoue n’avoir jamais vraiment parlé de synesthésie avec son fils. «Je ne serais pas triste d’apprendre que mon fils est synesthète, car je suis aujourd’hui très heureuse d’avoir ces mélanges de sens qui rendent tout plus vivant. Après tout, ça ne ferait qu’un bizarroïde de plus dans la famille.»
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