L’art épistolaire, toujours à la page
Humer l’écran de son ordinateur portable n’est pas chose courante. Pas plus qu’embrasser les touches de son clavier. Si le courriel est devenu un outil efficace pour transmettre rapidement de l’information, plusieurs amoureux de l’art épistolaire lui préfèrent encore le romantisme de la lettre traditionnelle.
Dans la monotonie des enveloppes blanches et uniformes, la missive colorée surprend. Les mots, tracés à la main sur le délicat papier, ont soudainement une portée différente de ceux lus à la lueur blafarde d’un écran d’ordinateur. Même si la lettre manuscrite se fait rare dans les bureaux de poste du XXIe siècle, l’art épistolaire, ou l’art de la lettre, n’a pas dit son dernier mot face à l’envahisseur numérique, le courriel.
«Il y a une raison pour laquelle le courriel ne remplacera pas la lettre: l’objet. Quand quelqu’un vous envoie une lettre, c’est qu’il a pris le temps de choisir un papier, une enveloppe et un timbre expressément pour vous», affirme Benoît Melançon, professeur de littérature à l’Université de Montréal. L’auteur du livre Sevigne@Internet: Remarques sur le courrier électronique et la lettre, est persuadé que les communications manuscrites ont encore une raison d’être en 2010. «Pour certains usages, pour des choses qui ont une dimension affective plus forte, la lettre demeure un outil extraordinaire.»
Preuve que l’art épistolaire n’est pas l’apanage des siècles passés, un festival annuel s’y dédie depuis maintenant huit ans au Québec. Les Correspondances d’Eastman, tenues dans un village du même nom dans les Cantons-de-l’Est, promeuvent l’échange épistolaire en offrant aux visiteurs la possibilité d’écrire des lettres et de les envoyer gratuitement n’importe où dans le monde. Pour inspirer les épistoliers, des lieux calmes et propices à l’écriture sont aménagés un peu partout dans le village. «Quand on écrit à la main, il y a un mouvement du corps, une certaine énergie.
À Eastman, on essaie simplement de recréer cette énergie que l’on n’a pas quand on écrit sur un ordinateur», explique Line Richer, directrice des communications aux Correspondances.
Si le festival a connu un regain de popularité cette année, c’est en partie grâce à Marie Laberge et ses Lettres à Martha, des missives envoyées toutes les deux semaines à ses abonnés et dans lesquelles le personnage de Martha s’adresse au lecteur comme à un ami proche. Le feuilleton épistolaire, qui entame en janvier prochain sa troisième et dernière année d’existence, a séduit plus de 40 000 lecteurs. Marie Laberge n’est d’ailleurs pas la seule à remettre au goût du jour le roman épistolaire. De plus en plus d’auteurs incorporent à leurs récits des extraits de courriel. Le roman Quand souffle le vent du nord, de l’Autrichien Daniel Glattauer, est même exclusivement composé de correspondances virtuelles.
Virtuoses virtuels
Troquant le grattement de la plume sur le papier pour le cliquetis des touches de clavier, l’auteur canadien Michael Betcherman et l’Américan David Diamond ont créé Daughters of Freya, une saga virtuelle que les abonnés reçoivent directement dans leur boîte courriel. À raison de quatre ou cinq missives par jour pendant trois semaines, les lecteurs peuvent suivre l’enquête de la journaliste Samantha Dempsey presque en temps réel. «Là, évidemment, la relation au roman varie, note Benoît Melançon. C’est celui qui écrit qui décide quand il vous enverra un courriel. Vous êtes dans une relation très passive face au récit. Or, quand vous lisez un roman, c’est vous qui décidez à quel moment vous le faites.»
Si cette nouvelle forme littéraire délaisse la plume et l’encrier pour exploiter les possibilités du cyberespace, Benoît Melançon souligne que son contenu change très peu. «Ce sont des ouvrages qui posent les mêmes questions que posait le roman épistolaire au dix-huitième siècle, soutient-il. On se demande qui écrit. Et les gens ont l’impression que c’est très nouveau. Mais ce genre a toujours joué sur les masques, sur l’identité.» Le professeur admet cependant que le nouveau médium donne une plus grande liberté aux auteurs. «Ce qui change, c’est le rapport au temps. L’auteur peut jouer avec les temporalités diverses.» Un atout pour les écrivains, selon Ariane Fasquelle, directrice littéraire aux éditions Grasset et Fasquelle. «Le but du roman épistolaire est de s’introduire dans l’intimité des personnages le plus fidèlement possible. L’immédiateté de la transmission du message sert le style.» La façon d’écrire des personnages pourra changer en fonction de l’heure et de l’endroit auxquels ils rédigent leur message.
Pour Line Richer, le courriel peut s’intégrer à une démarche créative, parce qu’il est représentatif de la société contemporaine. «Le courriel exprime une certaine hâte, c’est dans l’air du temps. Mais ça ne veut pas dire que les communications ne sont pas de qualité.» L’épistolière émet cependant certaines réserves sur le potentiel artistique de la missive virtuelle. «Il y a un questionnement au niveau de la conservation du courriel. Les lettres, on leur fait attention, on les met dans une boîte, on les chérit. Mais on n’a pas nécessairement le même réflexe avec nos courriels.» Malgré tout, Benoît Melançon, même s’il est un grand adepte du courriel, peine à y voir une forme d’expression artistique. «Au fond, ce sont des mots écrits sur du blanc, qui n’ont pas de matérialité, pas d’odeur, pas d’encre.»
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L’Ami des salons, écrit en 1892 par Mlle Nitouche, démystifie les subtilités du langage des timbres. En effet, à cette époque, le positionnement du timbre sur l’enveloppe a une signification particulière, qui devient aussi importante que la lettre en soi. L’initié comprendra, à la vue d’un timbre placé tête en bas à la gauche de son nom, que sa flamme met fin à leur idylle. Avant même d’avoir brisé le cachet, une épistolière avisée pourra même se réjouir de la demande en mariage de son prétendant.
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