L’art avant la signature

Certain(e)s artistes choisissent de pratiquer leur art anonymement afin d’éviter les représailles. Or, cette pratique comporte des limites, dans un marché où la renommée prime.

« Ma pratique est basée sur mon pseudonyme », exprime la graffeuse Bibi Una, qui a commencé à faire des tags à l’âge de 15 ans. Celle qui a aujourd’hui 22 ans étudie à l’UQAM en art visuel et médiatique. « Mon nom [d’artiste] est quelque chose qui me représente beaucoup. C’est la base de ma pratique », rapporte-t-elle.

Après avoir été arrêtée deux fois par les corps policiers pour ses graffitis illégaux, Bibi Una confie s’être remise en question. « J’ai décidé que ça devienne une pratique artistique, explique l’artiste. J’ai commencé par exemple à faire des pieces [un graffiti élaboré qui nécessite davantage de temps qu’un tag] dans des endroits abandonnés. »

En décembre dernier, Bibi Una a présenté sa deuxième exposition solo dans un magasin de peinture, qui est aussi une galerie d’art à ses heures. « C’est essentiel que mon [vrai] nom ne soit pas dévoilé parce que sinon, ça gâche tout », souligne celle qui présente son art uniquement sous son nom d’artiste.

Essentielle, la signature ?

« Le marché de l’art fonctionne encore à la signature, même dans les cas d’anonymat », avance le directeur du Département d’histoire de l’art de l’UQAM, Jean-Philippe Uzel. Cette signature, même sous un pseudonyme, devient une marque, croit M. Uzel. Il cite notamment le graffeur Banksy, dont les œuvres sont vendues à haut prix.

« Qu’on le veuille ou non, l’art fonctionne sur une forme d’élitisme. L’artiste est un être d’exception, fait remarquer le professeur d’histoire de l’art. Or, l’anonymat suppose une sorte d’égalité totale. »

Des tableaux sans signature

Le festival Art’nonyme présentait, lors de sa première édition en avril dernier à Vaudreuil-Dorion, 72 œuvres d’art, principalement des peintures, qui n’affichaient aucune signature. Ces œuvres provenaient d’artistes canadien(ne)s anonymes, professionnel(le)s ou amateur(trice)s.

« Les œuvres étaient anonymes parce qu’on voulait faire découvrir de nouveaux artistes aux acheteurs, explique la coorganisatrice de l’événement Charlène De Grosbois. En faisant signer l’œuvre à l’endos, on pouvait choisir une œuvre pour l’œuvre elle-même et non pour l’artiste qui l’a fait ou sa renommée. »

Les artistes, qui se prêtaient au jeu de l’anonymat seulement dans le cadre de cette exposition, en étaient, pour la plupart, à leur première œuvre présentée sans signature. C’est le cas de l’artiste peintre exposée à Art’nonyme Michelle Michaud, qui questionne le recours à l’anonymat pour servir la cause. « Selon moi, le fait de laisser aux artistes la possibilité de signer leurs tableaux serait une marque de considération pour [eux et elles] », considère-t-elle. Elle ajoute qu’en plus d’accomplir une bonne œuvre, l’artiste cherche à accroître sa visibilité auprès du public lors de tels événements.

Selon M. Uzel, les artistes cherchent à se singulariser par une pratique originale de leur art. « Si tu dis à un artiste : “reste anonyme”, il y a une contradiction par rapport au développement même de sa pratique, de sa carrière et de son épanouissement », avance le professeur.

Durable, l’anonymat ?

De manière ponctuelle, comme dans le cadre de l’événement Art’nonyme, M. Uzel juge que l’expérience de l’anonymat peut se révéler « intéressante », mais n’est pas durable. Le concept d’anonymat est difficilement compatible avec le marché de l’art, considère-t-il.

À Art’nonyme, les acheteurs et acheteuses des œuvres ont pu rencontrer certain(e)s des artistes qui se cachaient derrière les toiles qu’ils et elles venaient d’acheter. La signature pouvait alors être apposée sur l’œuvre, qui perdait du fait même son anonymat, fait remarquer la coorganisatrice Mélissa Batiza Bertrand.

« Des véritables cas d’anonymat, qui dépasse une forme d’art ponctuel, je pense que c’est très difficile à tenir »

Jean-Philippe Uzel

« On peut imaginer qu’un artiste en début de carrière peut jouer le jeu de l’anonymat, parce qu’il n’a pas grand chose à perdre, ajoute-t-il. Son nom ne signifie rien, donc qu’il ait un nom ou pas, c’est la même chose. »

L’anonymat s’agence moins bien à l’artiste plus connu(e), selon le professeur d’histoire de l’art, « parce qu’il sait que la carrière artistique fonctionne à la réputation ». Et la signature, c’est la marque de l’artiste.

photo: LUDOVIC THÉBERGE MONTRÉAL CAMPUS

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *