Accorder le grotesque au féminin

À l’instar de plusieurs pratiques artistiques, l’art clownesque est soumis à de nombreux préjugés de genre qui rendent la tâche plus complexe aux femmes qui exercent ce métier.

« Le clown va faire rire dans ce qu’il a de ridicule en soi. Il va faire des grimaces parce qu’on intériorise une intention qui ressort physiquement. Alors, les gens sont peut-être mal à l’aise de rire d’une femme qui a l’air ridicule », suggère Roxanne de Bruyn, qui incarne depuis 2010 son personnage de Greta, une gardienne de prison particulièrement autoritaire.

Seule sur scène pendant plus d’une heure à enchaîner pantomimes et bouffonneries dans le but d’arracher un éclat de rire au public restreint de la Comédie de Montréal, Roxanne de Bruyn se targue de vivre sa passion. Elle assure qu’il faut encourager les femmes à pratiquer ce métier, mais aussi sensibiliser les éventuels spectateurs.

« C’est compliqué, puisque chacun a son idée de ce qu’est un clown », note-t-elle une fois le spectacle terminé. Que ce soit l’image du clown pour enfant dans un centre commercial ou celle plus effrayante qui hante les cauchemars du coulrophobe, les clowns se voient accoler de multiples étiquettes qui nuisent à leur métier.

Doublement sous-estimées

La pression est d’autant plus forte sur les épaules de la gent féminine, qui se doit de composer avec une double réalité : celle d’être femme et celle de pratiquer le métier de clown.

« Il y a des professeurs qui me disaient parfois que les filles avaient plus de difficulté à laisser tomber les rôles auxquels elles étaient assignées depuis longtemps. On nous apprend à être jolies et à sourire constamment, à être dans quelque chose de très présentable alors que l’on demande tout l’opposé », explique la docteure en sciences de l’art spécialisée en art clownesque, Delphine Cézard.

Selon elle, le clivage entre les hommes et les femmes dans l’art clownesque serait attribuable à une construction sociale très genrée, mais aussi à l’éducation que reçoivent les jeunes filles. « On a cette idée de l’homme qui fait rire et de la femme qui rigole. Nous-mêmes sommes très peu éduquées à être drôles. Si nous sommes drôles, c’est que nous avons un petit manque à un certain niveau », lance-t-elle.

Cette problématique est d’autant plus flagrante lorsque vient aux artistes le temps de prendre d’assaut la scène. Fondateur du Centre de recherche en art clownesque, Yves Dagenais a pu observer, au fil des années, que les femmes se considèrent comme étant professionnelles plus tardivement que les hommes.

« C’est un manque de confiance. Elles n’ont pas l’audace de se lancer en affaires, mais c’est aussi culturel », a-t-il remarqué. Pourtant, dans les stages et les classes de maître qu’il offre, la majorité des aspirants sont des femmes.

Une disparité historique

« La dérision a toujours existé et il y a toujours eu des gens qui voulaient faire rire les autres », raconte M. Dagenais, qui est aussi l’auteur du Petit auguste alphabétique, un dictionnaire regroupant les clowns et comiques ayant marqué l’histoire. Lors de ces processions religieuses, par exemple, des artistes comiques se placent à l’arrière et leurs pitreries atténuent le caractère sérieux et sacré des défilés.

Historiquement, les femmes ont longtemps été exclues de cette forme d’art. « La raison est simple. À une certaine époque, il était très mal vu qu’on frappe une femme. Et les clowns se tapent dessus. […] Il y a beaucoup de violence dans le clown, et surtout à cette époque-là », remet en contexte Yves Dagenais.

Pour contourner cette pratique, les femmes se voyaient contraintes de prendre l’apparence d’un homme si elles désiraient être clowns. Il a fallu attendre le mouvement d’émancipation de la femme des années 60 et 70 pour qu’elles prennent le contrôle de la scène clownesque.

Encore aujourd’hui, les femmes font face à davantage d’obstacles dans le milieu. « Il y a plus de chemin à faire et moins de plateformes de diffusion. On encourage moins les femmes à monter les échelles sociales », affirme Delphine Cézard, elle-même artiste de cirque et entraîneuse.

Le fondateur du Centre de recherche en art clownesque, Yves Dagenais, produit quant à lui plusieurs spectacles mettant en scène des clowns, dont le récent solo Clap ! de Mélanie Raymond. M. Dagenais déplore le scepticisme de certaines salles lorsque vient le temps d’ajouter un tel spectacle à leur programmation.

« Encore aujourd’hui, il y a du monde qui ont [le culot] de me dire, avant d’engager le spectacle : “une femme clown, ça ne doit pas être très drôle?” », s’insurge-t-il.

 

photo : SARAH XENOS MONTRÉAL CAMPUS

La clown Mélanie Raymond se glisse tranquillement dans son personnage de sympathique itinérante pour son solo Clap!.

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