« À force de te regarder, ils s’habitueront » ou l’art de tourner en rond

Présentée au Théâtre de Quat’Sous et portée d’une main de maître par les onze comédiens qui en assurent la distribution, À te regarder, ils s’habitueront est une oeuvre qui aborde la diversité de façon frappante, mais fragmentée entre les mains de six metteurs scène aux visions différentes.

La pièce s’ouvre avec les mots des cinéastes Michel Brault et Pierre Perreault. Sur les monolithes anguleux qui constituent le décor se reflètent les pêcheurs de marsouins de Pour la suite du monde. Ils sont le point de départ d’une discussion entre Igor Ovadis, originaire de l’ancienne URSS, et Fayolle Jean, immigré d’Haïti à la fin des années 1970. Ils se racontent leurs souvenirs le temps d’une scène d’une grande poésie signée par Chloé Robichaud.

Sur scène, les acteurs jouent leur propre rôle. Le théâtre devient alors un prétexte pour faire le pont entre les moments marquants du passé et les histoires de ces individus marginalisés par la société en raison de leur « ethnicité ». Dans la pièce, tous les moyens sont bons pour rappeler au spectateur l’uniforme blancheur qui compose l’espace médiatique et culturel québécois, ainsi que l’hypocrisie dont peut faire preuve « l’élite ».

L’oeuvre, un collectif dirigé par Olivier Kemeid et Mani Soleymanlou, se déploie en six scènes, chacune prise en charge par un metteur en scène différent. Le tout forme un spectacle éclectique où s’entremêlent autant le jeu et la danse qu’une joute de rap, sans toutefois trouver d’autre fil conducteur que ce désir de confronter l’autre et de se réapproprier l’Histoire avec la pluralité de perspectives qu’elle comporte.

Dans la bouche d’Emma Gomez, dirigée par Nini Bélanger, le manifeste du Front de libération du Québec résonne d’actualité. Les francophones, qui rêvaient d’une société libre de la « clique de requins voraces », deviennent à leur tour les « big-boss » des usines de la rue Sherbrooke, sans aucune considération pour les travailleurs étrangers qui forment dorénavant le « cheap labor ».

Si À te regarder, ils s’habitueront commence en force, la pièce finit par s’essouffler alors que les silences s’enchaînent et que le propos s’étiole. Bien qu’il soit magnifique, le duo de danse composé d’Angie Cheng et de Jacques Poulin-Denis semble mal s’imbriquer dans la continuité du thème. Cette scène finit par créer une scission avec le reste de l’oeuvre, et le rythme de la pièce en souffre.

Ces coupures sont aussi appuyées par les changements d’éclairage. D’abord fluides d’un segment à l’autre, les noirs deviennent plus marqués entre chacune des scènes, soulignant d’autant plus l’absence de linéarité de l’oeuvre.

Les fragments s’enchaînent ainsi jusqu’au point culminant, un rap battle disjoncté entre Olivia Palacci et Obia le Chef. Il en ressort plusieurs phrases percutantes et un pied de nez à ce « théâtre de colonisé au français normatif », tout en brisant complètement le quatrième mur. Mais le duel se gâte substantiellement lorsqu’on en vient à l’humour fécal. La pertinence n’y est plus.

Alors que les comédiens se demandent s’ils ne sont pas allés trop loin, le spectateur est en droit de se demander si, au contraire, ils auraient pu aller plus loin pour exploiter un propos qui pouvait être aussi riche que l’incroyable distribution de la pièce. Ils auraient peut-être ainsi évité de tomber dans la facilité de la caricature et de l’autodérision. Il n’en demeure pas moins qu’À te regarder, ils s’habitueront est une pièce à voir, ne serait-ce que pour la réflexion qu’elle suscite.

 

photo: DAVID OSPINA

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