Le sexe et la cité

Au premier regard, l’immeuble semble quasi désaffecté. Une façade qui présente de grandes fenêtres aux carreaux ternis, un escalier de béton profondément fissuré. À l’intérieur, un labyrinthe de couloirs lugubres, malgré de multiples néons dont l’éclairage vif se réverbe sur le gris clair des murs. Au tournant, on retrouve la porte bleue, sobre mais solide, qui s’ouvre sur le Donjon Urbain, un des seuls terrains de jeu de Bondage et discipline, domination et soumission, sadomasochisme (BDSM) de la scène montréalaise.

La salle, ouverte depuis un an, est tenue par Miss Opale et son ami Herr Kommandandt, qui y habite. Chaque mercredi, les débutants, comme les adeptes les plus endurcis de la scène BDSM, sont conviés à des soirées décontractées où, dans un salon aux confortables divans de cuir, se tiennent des discussions informatives qui permettent aux nouveaux venus de se familiariser avec l’environnement, ses règles de sécurité, ses protocoles. «On y reçoit de 20 à 30 personnes, dont la moitié sont des nouveaux visages», note Herr Kommandandt.

La soirée se poursuit dans le donjon. S’ils ne sont pas encore prêts à y explorer les multiples facettes de l’éros, les plus timides peuvent observer à leur guise les coquineries qui se déploient dans de multiples salles. Dans la chambre à coucher, les motifs floraux des draps contrastent avec l’artillerie qui recouvre murs et meubles. Menottes en tous genres, chaînes de métal et pincettes à accrocher aux mamelons, attendrisseurs à viande, tapettes de fessée et fouets de cuir (produits par des artisans locaux)… Dans la pièce principale, assez vaste, se côtoient plusieurs stations de jeu, tandis qu’une salle plus intime recrée l’ambiance d’une chambre hospitalière, avec son pèse-personnes, ses tables d’examen et une myriade d’objets métalliques d’aspect chirugical.

Oser revoir le BDSM

En plus d’être le seul à planifier des soirées la semaine comme les weekends, le Donjon Urbain offre diverses soirées thématiques à ses adeptes, de quoi rejoindre tous les goûts. L’arrivée du Donjon Urbain a eu l’effet d’un électrochoc dans le milieu BDSM, selon ses propriétaires. «Depuis les années 1990, ça stagnait à Montréal, au point que t’avais les deux, trois mêmes partys et ça s’arrêtait là. C’était un peu comme un vieux couple qui est dans une routine, raconte Herr Kommandandt. Miss Opale et moi, on a eu des idées novatrices dans les thématiques de partys et une approche différente qui ont fait que certaines soirées ont depuis monté leurs standards.»

Le Donjon a toutefois connu des débuts plus modestes. Il y a trois ans, dans sa première mouture, Herr Kommandandt ouvrait la porte d’un 4 ½ dans Hochelaga-Maisonneuve, où une chambre à quatre stations de jeu accueillait les curieux en quête de sensations fortes. «J’ai commencé ça comme une farce. Puis j’ai remarqué que oui, les gens avaient un intérêt, un intérêt marqué», se rappelle le copropriétaire du Donjon, qui assure aussi le rôle de chef technique du Weekend fétiche de Montréal, et qui depuis deux ans coordonne la soirée mensuelle Sin Social Club au Café Cléopâtre.

Au contact de Miss Opale, qui possède également le Donjon Sherbrooke, Herr Kommandandt a troqué son espace confiné pour un loft spacieux dans Rosemont. 5000$ ont été investis dans l’aménagement du Donjon Urbain et de ses huit stations de jeu, et les collections de jouets des propriétaires totalisent 6000$.

Ce qui fait la particularité du donjon? «Chaque personne a sa vision différente du BDSM. Nous, on est surtout à l’écoute de nos clients et de leurs besoins, de leurs désirs», soutient Herr Kommandandt. Sa clientèle, d’ailleurs, est variée: des hommes, des femmes, hétéros, gais, lesbiennes, trans, de 18 à 81 ans. «Il n’y a pas d’âge pour ça, souligne Miss Opale. C’est une passion. Les gens peuvent vraiment exprimer leur moi profond et laissent tomber toute barrière».

Au printemps dernier, les copropriétaires ont mis sur pied l’Union des donjons du Québec (UDQ), qui regroupe pour l’instant cinq salles BDSM à travers la province. «C’est un point central pour donner de l’information. C’est aussi un lieu pour partager le calendrier, pour éviter de se concurrencer le même soir. Il y a aussi un volet éducatif qu’on développe tranquillement, pour faire connaître les techniques sécuritaires», explique Miss Opale. Outre les donjons de l’UDQ et le Sin Social Club, les adeptes montréalais de BDSM peuvent également fréquenter le Club l’Espace et le Hellkitty.

Accessibilité facilitée

Le web et la culture populaire ont graduellement changé le visage du BDSM. L’Internet rend le tout plus accessible, grâce des réseaux sociaux comme Fetlife ou Facebook. «Si on recule à il y a plus de dix ans, il fallait vraiment connaître quelqu’un qui t’introduisait dans le milieu, sinon tu ne trouvais pas où aller, ou quoi faire. Avec le web, n’importe qui peut trouver facilement de l’information», dénote Miss Opale. Des succès comme 50 Shades of Grey ont aussi beaucoup changé la donne, en jouant tant sur l’acceptation du BDSM que sur sa popularisation. «Ç’a amené une nouvelle génération de joueurs», témoigne Herr Kommandandt.

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Les adeptes du BDSM remarquent tout de même que certains préjugés demeurent profondément ancrés dans la société. Violence gratuite, disciples psychologiquement dérangés: les copropriétaires du Donjon Urbain ont tout entendu. «Ce qui me pue au nez dans 50 Shades, c’est qu’on présente ça comme un cas pathologique à traiter, alors que le BDSM ça peut être tout à fait sain. On peut vivre des relations enrichissantes», martèle Miss Opale.

Plutôt qu’une vulgaire salle de torture, le Donjon Urbain est un lieu de rencontre à la fois chaleureux et convivial, selon ses propriétaires. «Dans une société consommatrice comme on l’est, je pense que c’est important qu’on retrouve un peu le sens du contact humain. À l’ère du numérique, on veut ramener à l’avant plan le contact personnel», fait valoir Herr Kommandandt.

Photos : Alexis Boulianne

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