Le journalisme est un humanisme | 8 questions à Mélanie Loisel

De l’Holocauste à la crise des migrants syriens, en passant par la guerre du Vietnam et les attentats du 11 septembre 2001, la journaliste québécoise Mélanie Loisel a parcouru la planète afin de reconstituer le fil de l’histoire. Au total, elle s’est entretenue avec 62 personnes (dont Kim Phuc à droite sur la photo) impliquées de près ou de loin dans les grands événements historiques des 75 dernières années. Pour la plupart au crépuscule de leur vie, ces témoins de première main ont livré leurs mémoires des grands événements du siècle avant qu’il ne soit trop tard.

C’est la tasse de café à la main et le sourire aux lèvres que la jeune trentenaire a accepté l’invitation du Montréal Campus pour discuter de son projet sur lequel elle a travaillé d’arrache-pied durant près de trois ans.

Montréal Campus : Qu’est-ce qui vous a inspirée à lancer ce projet ?

Mélanie Loisel : Tout commence à germer en février 2013. Comme j’ai souvent interviewé des gens âgés à travers mes expériences professionnelles, ils me racontaient comment ils ont vécu de grands événements historiques. J’étais fascinée par ce qu’ils me racontaient, ce sont des choses qu’on n’entend jamais dans nos médias. C’est là que je me suis décidée à aller recueillir leurs mémoires avant qu’il ne soit trop tard. Je me suis mise à envoyer des messages à des gens âgés, notamment à des survivants de l’Holocauste… J’ai envoyé mes messages comme des bouteilles à la mer. Et à mon grand étonnement, les réponses ont commencé à arriver : «Bonjour Mélanie, c’est une bonne idée, je t’attends à Paris, je t’attends à Stockholm, je t’attends à Beyrouth…» Après une vingtaine d’entrevues, je me suis rendue compte que j’entreoyais une ligne historique. J’ai fait un deuxième envoi massif où je me suis mise à chercher les personnes qui me permettraient de reconstituer le fil de l’Histoire.

M.C. : Comme journaliste indépendante, quels ont été les défis que vous avez dû surmonter pour réaliser un projet d’une telle envergure ?

M.L. : C’est d’être complètement seule à travers ça. D’abord, parce que j’ai cherché à vendre mon idée afin d’avoir du financement ou du support d’une institution médiatique, mais personne n’y croyait tellement c’était fou ! J’ai donc tout fait de A à Z : j’ai cherché les personnalités, je les ai contactées, j’ai lu leurs livres, je suis allée les interviewer, j’ai écrit et j’ai cherché un éditeur. J’ai fait tout cela sans que personne ne m’aide. Ça représente des milliers d’heures de travail, j’y ai consacré deux ans et demi de ma vie. C’est là l’ampleur du défi : il faut être convaincu !

M.C. : Vous n’êtes pas historienne, mais pensez-vous que votre projet représente une façon différente de raconter l’Histoire ?

Moi j’y crois ! En allant chercher le côté humain, sensible, tout le monde peut y avoir accès parce qu’on peut s’identifier dans chacun des entretiens. C’était là toute l’audace: j’ai choisi une forme plus ou moins exploitée et les entretiens durent quatre ou cinq pages seulement. J’ai fait en sorte que cela soit universel et accessible. C’est comme un prélude à un intérêt plus grand; tout le monde y trouve son compte dans un entretien ou dans un autre.

M.C. : Dans chacune des entrevues, vous demandez aux invités leur message pour la jeune génération. Pourquoi est-ce important pour vous ?

M.L. : Je voulais donner aux plus jeunes générations de quoi réfléchir parce que souvent, quand on regarde la situation en Syrie par exemple, on se sent impuissant. Tu te sens dépourvu et ces gens-là te disent: oui c’est possible. Dans un monde où tout va mal, où règne une espèce de morosité ambiante dans beaucoup de pays, même ici, ça donne un peu d’espoir.

M. C. : La plupart des gens que vous avez rencontrés ont été victimes d’actes violents ou ont vécu des événements sombres de l’Histoire. Malgré tout, ils avaient presque tous un message très positif, très pacifique. Est-ce que cela vous a surprise ?

M. L. : Ce sont de belles leçons de résilience. Oui, on traverse des périodes sombres, mais en fin de compte ce que ces gens me disent c’est: «la vie c’est plus fort que tout». Au nom de la vie, il faut se battre, idéalement pour que le plus grand nombre commun en bénéficie. Je trouvais beau qu’on passe à travers toutes sortes d’émotions dans ce bouquin. C’est aussi un voyage à travers les êtres humains. Il y en a qui ont subi les pires sévices : ils ont été torturés, violés, agressés, ont subi les pires humiliations. Si eux ont réussi à passer au travers, nous aussi on le peut. Ça nous remet en question.

M.C. : Parmi les 62 entrevues, la quelle vous a le plus marquée ?

M.L. : C’est François Bizot, l’ethnologue qui a survécu aux camps des Khmers rouges au Cambodge. C’est une des entrevues qui détonne le plus parce qu’elle nous fait réaliser la nature profonde de l’homme. Il dit : «j’ai été libéré par quelqu’un que tout le monde a qualifié de monstre, d’être inhumain». Le Douch, un des bourreaux des camps des Khmers, a assassiné et torturé des milliers de personnes mais l’a épargné, lui. Ce qui l’énervait, c’est de dire qu’il y avait une petite part de bien dans cet homme, même s’il était un monstre. Bizot dit qu’on peut tous être des bourreaux. À tous les jours, dans notre quotidien, on agit un peu comme des bourreaux et des dictateurs : dans les entreprises, au sein des gouvernements…Il en a assez du discours ambiant des bons et des méchants, on n’est pas dans un tel monde de dichotomie.

M.C. : Parmi toutes les entrevues, la quelle a été la plus difficile à réaliser ?

C’est Kim Phuc, la petite fille brûlée au napalm au Vietnam. Cela m’a pris deux ans pour l’avoir. J’ai fait plusieurs demandes, mais elle était trop occupée. J’ai réessayé jusqu’à ce que son attachée de presse décide probablement qu’elle en avait assez de moi ! (rires) Mais une fois que j’ai réussi à la rencontrer, ça été une entrevue extraordinaire. On a passé l’après-midi ensemble, en banlieue de Toronto.

M.C. : Prévoyez-vous de nouveaux projets similaires ?

M.L. : Pour le moment, j’ai le goût de donner des conférences pour que ce livre-là vive. Je veux aller à la rencontre des gens dans les universités, dans les collèges et les écoles secondaires, ici comme à l’étranger. J’ai donné la parole aux gens plus âgés, mais éventuellement j’aimerais donner la parole à notre génération, aux plus jeunes. Ce serait comme la suite logique. Je trouve qu’autour de nous, des choses extraordinaires se font par notre génération et on n’est pas au courant.

Photo: Archives personnelles Mélanie Loisel

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