Petite histoire des Habitations Jeanne-Mance, du Red Light à l’Ouzbékistan

Ouvert depuis 1912, le Montreal Pool Room est une institution du centre-ville montréalais. Michigans, pogos, poutines et cheese doubles composent le menu. On ne vient pas pour l’ambiance, ni pour la nourriture, ni pour la table de pool puisqu’il n’y en a pas. En fait, on ne sait pas trop pourquoi on vient, et on est fiers de le faire depuis 1912.

Peut-être que le Montreal Pool Room existe encore aujourd’hui parce qu’il est le témoin d’une époque et d’un quartier éteints, à qui Montréal doit sa réputation de ville décadente. Ce quartier, c’est le Red Light District.

Comme toute ville portuaire d’importance, Montréal avait son Red Light District; son apogée se situe entre les années 1920 et la Seconde Guerre mondiale. Délimité par les rues Sherbrooke, Dorchester (aujourd’hui René-Lévesque), Saint-Denis et Saint-Laurent, on trouvait sur ces grands axes tripots, maisons closes, salles de billard, cabarets et fumeries d’opium. La prohibition aux États-Unis n’était pas étrangère à l’activité bouillonnante qui chauffait le Red Light à cette époque.

Si Montréal a aujourd’hui une image de ville fêtarde, animée et tout aussi louche, c’est grâce à ce quartier. Si Walter Benjamin avait visité Montréal à l’époque où le Red Light était à son paroxysme, peut-être serait-il tombé sur une ville sale, décadente, érotique; il s’en serait sûrement épris comme il s’était épris de Naples, de Marseille ou de Moscou.

En sillonnant les rues résidentielles du quartier, il serait tombé sur des enfants jouant à la balle au milieu des taudis. Taudis, ou slums en anglais, était le mot utilisé à tout va pour désigner les maisons bâties au 19e siècle qui commençaient à se désagréger et étaient exiguës, insalubres et inconfortables. La durabilité du logement n’était pas la priorité des entrepreneurs responsables de la vague de construction dans la deuxième partie du 19e siècle à Montréal.

On ne retrouvait pas de taudis que dans les rues résidentielles du Red Light, mais un peu partout à Montréal. Le rapport Dozois de 1954 se penche sur 13 zones de taudis montréalais problématiques; c’est finalement sur le quadrilatère Sanguinet, Saint-Dominique, Ontario et De Boisbriand que le comité à l’origine du rapport Dozois posera son doigt. Pour les membres de ce comité, il est grand temps pour Montréal de suivre le pas marqué par les grandes villes nord-américaines et de se doter elle aussi d’un projet de logement social d’envergure.

En 1947, Toronto ouvre la voie aux villes canadiennes avec le projet de Regent Park. Dans le jeu concurrentiel qui se joue entre les deux villes, la modernité est un critère névralgique; Montréal ne peut se laisser devancer sans peine de se faire dépasser. En démolissant les taudis de ce quartier pauvre, on croyait que toute la misère qu’on y trouvait allait s’évaporer d’un coup de bulldozer magique. Il est assez paradoxal de constater que cette logique boiteuse sera à l’origine de la destruction de milliers de logements sociaux à partir des années 1970, surtout aux États-Unis.

C’est le Comité des 55 qui est à l’origine de ce projet montréalais de logement social. Formé d’associations caritatives, syndicales, religieuses, professionnelles et économiques, ce groupe de réflexion réclame qu’une enquête soit menée sur le problème des taudis, et qu’on arrive à une solution. Son porte-parole principal est Paul Dozois, homme politique de la scène municipale et par la suite ministre au provincial dans les années 1960.

Il faudra attendre que Jean Drapeau soit délogé du poste de maire de Montréal en 1957 pour que le projet aille finalement de l’avant, car celui-ci s’y opposait. Pour lui, l’habitation n’avait pas sa place au centre-ville. Son projet de « Cité-Famille » présenté pour contrer le Plan Dozois suggérait l’établissement d’un ensemble de logements subventionnés, mais en périphérie de la ville. Le maire préconisait les maisons uni-familiales, dans le pur style nord-américain de l’époque. La promiscuité faisait peur, presque autant que le communisme. Percy Nobbs, architecte montréalais d’adoption décédé en 1964, exprime la pensée ainsi: « Une société soucieuse de l’accomplissement du plan divin et de l’accroissement de la race n’admet qu’à l’état d’exception les demeures où le couple humain ne saurait abriter qu’une postérité restreinte ».

Après de longues tractations et débats ponctués d’articles de journaux venimeux venant de chaque camp, la construction de ce qu’on a nommé les Habitations Jeanne-Mance (HJM) — que ses habitants surnomment « Le Plan » — commence malgré tout en 1958. Au total, 788 logements sont érigés: 5 tours de 12 étages abritent aujourd’hui des personnes âgées; les familles avec enfants sont logées dans les 14 multiplex en rangées et dans les 9 maisons de ville en rangées.

De nombreux efforts d’aménagement dans la dernière douzaine d’années ont amené des grandes peintures murales, des stationnements écologiques, un terrain de soccer. Le mot d’ordre de la direction actuelle est d’ailleurs désenclavement: pour les administrateurs des HJM, le désenclavement social passe par le désenclavement physique. C’est pourquoi on essaie de rendre les HJM plus accueillantes, non seulement pour ceux qui y habitent mais pour les simples passants aussi.

Même aujourd’hui ce projet de société ne fait pas l’unanimité. Catherine Charlebois, muséologue responsable de la clinique de mémoire des Habitations Jeanne-Mance réalisée en 2009 pour ses 50 ans, parle de « contre-exemple en urbanisme ». L’arrivée de Jane Jacobs dans le paysage de l’urbanisme causa pratiquement un changement de paradigme dans les années 1960 et 1970. Penseuse éclectique, elle se fit connaître pour son livre paru en 1961 « The Death and Life of Great American Cities » dans lequel elle critiquait la pensée dominante en urbanisme, qui priorisait le renouvellement urbain par la destruction des bâtiments anciens. Avant elle, on parlait de taudis. Maintenant, on parle de patrimoine.

La perception du cadre bâti changea, et on regretta la démolition d’un quartier historique certes mal-en-point mais loin d’être irréparable. Martin Drouin, professeur d’urbanisme à l’UQAM, montre en exemple le traitement médiatique des taudis. On représentait systématiquement l’arrière des bâtiments concernés, qui semblait délabré; la vue depuis la rue est beaucoup moins éloquente, et peut même être qualifiée de pittoresque. Certains regrettent la destruction d’un quartier historique, qu’on aurait pu revitaliser au lieu de détruire pour y mettre des tours de béton à la place.

La sous-utilisation des sols aux Habitations Jeanne-Mance a aussi été dénoncée. On déplore qu’un terrain d’une si grande valeur immobilière en plein centre-ville de Montréal compte finalement peu de logements par rapport à l’espace disponible, qui est énorme. L’architecture des bâtiments a elle aussi été critiquée. Trop de béton.

Reste que le Plan est un exemple à suivre à plusieurs égards. Souvent, il est reproché aux administrateurs des logements sociaux d’être complètement déconnectés de la réalité des locataires, comme ceux de Regent Park à Toronto l’ont parfois déploré. Même au Plan, cela a pu être le cas par le passé, mais il semble que ça soit beaucoup moins flagrant aujourd’hui: les locataires ont un certain droit de regard sur les travaux de rénovation de leur logement, et ont le choix entre plusieurs couleurs de comptoir de cuisine, par exemple. L’Association des locataires des HJM, créée en 1974, s’assure que les droits des locataires soient défendus, et que leurs préoccupations soient entendues. Leur obstination a permis la réalisation de plusieurs projets depuis les années 1970, comme l’ajout de feux de circulation ou de rampes d’accès aux immeubles pour les résidents à mobilité réduite.

Bien que la grande majorité des premiers locataires ait été d’origine québécoise de souche dans les années 1950, 66 pays différents sont représentés au Plan en 2015, de l’Érythrée à l’Ouzbékistan. Même si la cohabitation n’est pas toujours idéale entre la population âgée, à majorité québécoise de souche, et les familles avec enfants, à majorité issues d’immigration, il semble que les rapports de voisinage soient cordiaux (à ce sujet, voir le documentaire d’Isabelle Longtin, Le Plan).

Soulignons finalement l’apport de cette fourmilière à un centre-ville dépourvu d’habitants qui semble souvent endormi, mais que les cris d’enfants jouant au soccer au Plan réveille en sursaut. Contrairement à ce que Jean Drapeau pensait, il est important que le centre-ville soit habité, soit vivant. Il est aussi important que les habitants de ce centre-ville ne soient pas uniquement ceux qui y portent la cravate le jour, car ce ne sont pas eux qui vont au Montreal Pool Room.

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