Un souper presqu’ordinaire

À l’émission Un souper presque parfait, une candidate affirmait la semaine passée que les fous et les handicapés ne font pas partie de la société. Au-delà du caractère apparemment surprenant d’une telle affirmation, je crois que cette dernière rejoint certains préjugés encore très tenaces dans notre société.

Aujourd’hui, les fous ne sont plus exclus de la société comme ils l’étaient naguère. On n’enferme plus systématiquement les gens souffrant de maladie mentale. Il reste, néanmoins, qu’on rejette en marge de la société certains individus considérés comme inutiles, inaptes à travailler. C’est avant tout par nos jugements, davantage que par nos actions, que nous sommes encore trop souvent portés à douter de la bonne volonté des gens en situation de pauvreté. Ce sont les infirmes, les personnes sans emplois, les itinérants et j’en passe, à qui l’on reproche de ne pas vouloir se prendre en main, d’être trop paresseux ou de profiter impunément du système. Ainsi, nous nous gratifions d’avoir réussi là où d’autres ont échoué, tandis que la citoyenneté devient synonyme de réussite.

Le tissu social de nos sociétés, malgré tous ses avantages, ne préserve pas du danger de voir ressurgir certains préjugés qui ont la vie dure. Il y a le bon pauvre, celui qui veut s’en sortir, et le mauvais pauvre, celui qui profite impunément du système malgré les avantages sociaux dont il bénéficie. De tels préjugés refont surface lorsqu’on s’y attend le moins. Une émission de variétés apparemment anodine permet d’en témoigner. Voilà ce que disait, à Un souper presque parfait, l’une des candidates : «on peut pas traiter les handicapés (…) puis le monde qui sont fous de la même façon que nous. Ils font pas partie de la société parce que nous on paye pour eux et eux y contribuent à rien dans la société». Cela est révélateur des critères fixant l’adhésion à la société et l’idée que l’on se fait de la citoyenneté. Est citoyen celui ou celle qui contribue «au progrès». Il s’agit non pas de transformer la société, mais de la perpétuer par des «actions utiles». Notre appartenance à la société dépend de notre capacité à répondre aux impératifs de réussite et aux critères d’efficacité d’une citoyenneté utile. La nécessité de réfléchir aux effets de nos actions sur la société n’est plus ce qui constitue en propre notre condition de citoyen.

L’utilité trace les limites de la citoyenneté, au lieu que ce soit nous, les citoyens, qui déterminions l’horizon politique de nos actions. Il ne s’agit plus de savoir : qu’est-ce que nous pouvons faire pour changer le monde? Au contraire, il s’agit de déterminer : qu’est-ce qu’il faut faire pour se rendre plus utile au monde qui nous change sans que nous le voulions? Cette vision utilitaire de l’existence en société est plus répandue qu’on pourrait le penser, et elle caractérise une vision de la citoyenneté privée de son contenu politique. Il importe, avant tout, de réfléchir aux moyens de rendre le système plus efficace en se rendant plus utile au système. Nous sommes à l’ère de la complexité technique qui masque, au fond, la réalité politique au fondement de l’ordre dans lequel nous vivons. L’impression de changer la réalité devient symptomatique de l’absence de prise réelle sur le monde qui nous change. On assiste alors à un renversement de l’identité citoyenne où l’individu devient spectateur du monde sans possibilité d’agir sur lui. Le pauvre est ainsi ce non-citoyen qu’on exclut au nom de l’efficacité comme critère de citoyenneté.

L’idée de catégoriser par essence deux types d’identités, l’une utile et l’autre inutile, est l’expression d’une citoyenneté qui abdique sa tâche d’agir sur la société pour la transformer. Ce n’est plus le sujet qui détermine l’essence politique de ses gestes ; c’est le système qui guide, abstraitement, l’horizon d’action vers lequel tous et toutes doivent tendre. Une idée du progrès confère à certains le statut de citoyen utile, tandis que l’action politique résultant d’une réflexion commune n’est plus ce qui définit en propre l’identité citoyenne. On parle de l’utilité d’aller voter, mais on ne parle pas, d’autre part, de la nécessité d’agir collectivement sur la société.

L’évolution de la société se fait dans un contexte où le citoyen(ne) perpétue le monde en ayant l’illusion de le transformer. C’est l’idée d’un imaginaire déçu qui se réfugie dans l’univers parallèle de la science-fiction ou du fantasme en créant par procuration un monde fictif. Cette fuite devant la dure réalité caractérise cette idée d’un citoyen utile qui ne critique plus, mais qui cherche par l’illusion à s’évader d’un monde sur lequel il ne parvient plus à avoir prise. Ce sont les émissions de variété et du domaine du divertissement qui servent d’exutoire à ce monde désenchanté.

Tout individu apparemment sans fonction utile doit trouver une tâche susceptible de le rendre honorable aux yeux des autres. C’est ce que nous rappelle cette simple intervention qui n’est peut-être pas aussi déconnectée qu’on pourrait le penser. Les citoyens passifs ne sont plus ceux qui ne peuvent pas aller voter, mais ceux qui sont considérés comme inutiles aux yeux de la société. Se rendre utile est l’impératif catégorique qui fixe la mesure d’une identité qui perpétue la réalité en prétendant remplir son devoir citoyen. Comment espérer transformer la réalité si nous ne sommes plus capables de nous projeter dans une réalité autre, différente de celle dans laquelle nous vivons? Un retour à une vision solidaire de l’identité citoyenne éviterait peut-être de tomber dans l’écueil de la citoyenneté utile ou d’une vision purement utilitaire du progrès. À défaut d’affirmer que « les fous et les personnes handicapées » sont inutiles à la société, peut-être pourrions-nous affirmer haut et fort qu’ils contribuent à leur façon à notre société. Ils tissent cette toile d’humanité qui nous lie tous et nous rend sensibles au sort de l’autre, peu importe sa condition.

Julien Gauthier Mongeon

26 octobre 2015

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