Quand la machine s’emballe

Dystopie classique de science-fiction, l’hypothétique perte de contrôle du développement de l’intelligence artificielle frappe l’imaginaire populaire. Scénario que les experts québécois s’évertuent encore aujourd’hui à tempérer.

Tandis que la plupart des chercheurs en intelligence artificielle s’intéressent à ses applications restreintes, comme la reconnaissance vocale et la détection de polluriels, une minorité d’experts se consacrent à la question des robots dotés de conscience. C’est pourtant cette dernière qui cause le plus d’émoi sur la place publique.

Après avoir suggéré que l’atteinte d’une super intelligence artificielle pourrait être la dernière réussite scientifique de l’humanité, l’astrophysicien Stephen Hawking a cosigné une lettre plaidant pour un développement de ce domaine qui minimiserait ses usages nuisibles pour la société. Le professeur en informatique à l’Université de Montréal, Yoshua Bengio, fait lui aussi partie des experts qui ont signé la lettre, mais il considère que son discours est beaucoup plus ancré dans la réalité technologique d’aujourd’hui que celui de Stephen Hawking.

Depuis la parution de la lettre, le chercheur en intelligence artificielle estime avoir accordé une douzaine d’entrevues journalistiques pour remettre les pendules à l’heure. Cette déclaration commune, qui se voulait à l’origine une mise en garde contre les conséquences sociales actuelles des avancées en intelligence artificielle, s’est vue conférer par les médias un sens alarmiste indu, croit Yoshua Bengio. «Le document de recherche joint à la lettre ouverte fait clairement mention de considérations politiques bien plus préoccupantes et actuelles que les hypothèses de robots autonomes qui pourraient sonner la fin de l’humanité», rappelle-t-il. Or, c’est plus souvent la menace des robots qui marque l’opinion publique.

Le chercheur reconnaît que tout citoyen a le droit d’avoir des inquiétudes, mais il trouve prématuré que d’autres scientifiques posent des conjectures aussi poussées à l’heure actuelle. «Cela ne veut pas dire que ces questions ne mériteront pas d’être posées à nouveau dans une cinquantaine d’années», nuance-t-il. Pour l’instant, ces hypothèses et les craintes qu’elles inspirent relèveraient davantage des oeuvres de science-fiction que de la réalité, à son avis.

Bioéthicien de formation, Philippe-Aubert Côté est mitigé par rapport à l’impact de la fiction sur la compréhension de l’intelligence artificielle. «Celle-ci peut jouer un rôle sain, si elle est perçue à la manière d’une expérience de pensée qui amorce des discussions», précise celui qui est également auteur de romans de science-fiction. Il cite en exemple l’apport éthique du roman d’anticipation Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, qui aurait «contribué à l’initiation d’un débat sur la question des thérapies génétiques ayant permis de mettre en évidence des problèmes concrets». Il ne faut toutefois pas que la fiction vienne brouiller le débat, prévient Côté. «Elle attire parfois l’attention sur des problématiques hypothétiques qui masquent des enjeux plus rapprochés, rappelle-t-il. Je pense que c’est particulièrement le cas en matière d’intelligence artificielle.»

Prévenir pour ne pas avoir à guérir

À l’instar de plusieurs spécialistes, Yoshua Bengio éprouve peu d’intérêt à spéculer sur la question des robots dotés de conscience. «Ce n’est pas qu’on ne doive pas y réfléchir, mais ce scénario est tellement éloigné du présent, qu’on ne peut pas y faire grand chose dans l’immédiat», précise-t-il.

Philippe-Aubert Côté comprend cette attitude des chercheurs quant aux projections distantes, mais il voit l’utilité de s’adonner aujourd’hui à ces réflexions, même si elles concernent des technologies futuristes et éloignées. «On n’aura pas besoin de réinventer la roue lorsque de nouveaux enjeux éthiques se feront sentir, remarque-t-il. Il y aura déjà un socle sur lequel bâtir de nouvelles régulations.»

L’ordinateur intelligent et la cohabitation avec les robots feront d’ailleurs partie des sujets de discussion lors d’un colloque organisé par la Commission de l’éthique en science et en technologie (CEST), en mai, à Rimouski. Ce colloque visera à alimenter la «veille éthique» de la CEST en tentant de cibler les questions qui émergeront du développement projeté de nouvelles technologies. «Le but du colloque n’est pas de trancher et de faire des recommandations en matière d’intelligence artificielle, spécifie Philippe-Aubert Côté, qui s’implique auprès de la CEST. Il s’agit simplement de réunir des experts pour en discuter et pour voir si ça vaudra éventuellement la peine qu’on se consacre davantage à cette réflexion.»

Yoshua Bengio voit d’un bon oeil que la population se tienne au courant des progrès de la recherche en intelligence artificielle, et qu’elle se responsabilise par rapport aux questionnements sociaux que ce domaine suscitera dans un avenir prévisible. «Par contre, si on joue trop sur la peur, on risque de répéter le scénario du développement des cellules embryonnaires, qui est devenu un sujet de recherche tabou, observe-t-il. La peur n’est jamais une bonne conseillère.»

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