Rentrer au bercail

Rencontré dans les derniers jours de son mandat de sous-ministre associé à la langue française, Jacques Beauchemin quitte ses fonctions l’âme en paix. Les ambitions souverainistes du Parti québécois écrasées aux dernières élections, le sociologue croit qu’une époque est maintenant révolue.

En gravissant le marbre blanc du large escalier aux rampes sculptées, Jacques Beauchemin évoque spontanément le passé du bâtiment où il travaille. L’auteur du rapport sur le projet de réforme de l’éducation au secondaire raconte que les bureaux d’immigration du Québec abritaient autrefois la compagnie de chemin de fer Canadien National. Le sociologue, qui regagnera sous peu l’université, a l’impression qu’une page d’histoire s’est tournée le 7 avril dernier. S’il a bien compris, le Québec vient de dire qu’il n’y aura pas de prochaine fois.

Après la déconfiture du Parti québécois aux dernières élections, Jacques Beauchemin prend des distances d’analyste. «Ce n’est pas seulement une crise au sein du parti lui-même, mais une crise du projet souverainiste en général», lance celui qui a la question nationale tatouée sur le coeur depuis que la barbe pousse sur son visage. Au regard de sa vie qu’il a passée à scruter et promouvoir l’identité québécoise, Jacques Beauchemin pense que les jeunes d’aujourd’hui ne se sentent pas oppressés. Le sentiment tragique d’être un petit Canadien français dominé par les Anglais est un souvenir lointain pour les nouvelles générations. «Nos luttes émancipatoires qui devaient culminer à la souveraineté sont en train de l’empêcher», explique-t-il.

Auteur du projet de loi 14 mort-né qui visait à réformer la loi 101, Jacques Beauchemin se préoccupe de la langue française depuis son plus jeune âge. Il revoit encore son père partir en chemise blanche le matin à la Dominion Textile où il était informaticien dans les années 60. Le soir au souper, son père se plaignait d’être forcé à parler anglais même pendant la pause café. «J’étais  enfant, mais même sans tout comprendre, j’avais le sentiment que c’était dégueulasse de ne pas pouvoir parler français», se souvient le sociologue.

Ce qu’il y avait à conquérir en 1960 a aujourd’hui été gagné, pense Jacques Beauchemin. Les mesures prises en éducation, la loi 101 pour préserver la langue et l’État providence avec la Révolution tranquille sont selon lui des exemples de réussite. «On s’est inventé comme société moderne, explique-t-il. En 1960, tous mes professeurs avaient fait leur doctorat aux États-Unis ou en France. Aujourd’hui, mes séminaires au doctorat sont composés à 80% de Français qui sont venus étudier ici», compare le professeur.

En 1980, Jacques Beauchemin a 25 ans. Alors que René Lévesque propose pour la première fois un pays aux Québécois, le jeune homme vit une période troublée et troublante. Marxiste-léniniste, il joint les rangs de l’extrême gauche. Le choix collectif de voter «non» pour ne pas couper  les forces prolétaires canadiennes déchirait le jeune homme dans ses convictions. «Tout mon être voulait voter « oui », mais j’étais sensible à ces revendications. J’ai fini  par voter « oui » avec culpabilité.» Semant la discorde dans son couple de l’époque, cette décision marque un tournant de ses idéaux politiques. Marx, Lénine et une poignée d’amis resteront derrière.Jacques Beauchemin signe pour de bon son divorce avec l’extrême gauche.

Chroniqueur à la radio de Radio-Canada et auteur de plusieurs livres de sociologie politique dont L’Histoire en trop et La société des identités, Jacques Beauchemin est un des rares intellectuels qui accepte de faire partie de l’espace public aujourd’hui, pense le professeur titulaire du Département de sociologie de l’UQAM, Joseph Yvon Thériault. Il a hâte que son collègue regagne les rangs  de l’université pour dissiper sa réserve ministérielle et le voir reprendre parole sur les tribunes. «Après Marcel Rioux et sa commission d’étude, Guy Rocher comme sous-ministre  Fernand Dumont qui a préparé la politique linguistique, Jacques s’inscrit dans la continuité de grands sociologues liés à la construction de l’État québécois», salue Joseph Yvon Thériault.

«En toute solidarité avec l’histoire de notre peuple, je souhaiterais qu’on achève notre parcours libératoire par l’indépendance», affirme celui qui, malgré l’air du temps, voterait «oui» à deux mains si la question nationale se posait aujourd’hui. Mais l’heure est à la réflexion pour les souverainistes. Jacques Beauchemin est ravi de retourner à l’université étudier et enseigner. À son avis, un nouveau chapitre de l’histoire politique québécoise s’entame.

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