Data geeks

Codes HTML, scripts Python, programmation Java.  Les journalistes de la Belle Province doivent apprendre à lire entre les lignes d’un nouvel alphabet qui s’apparente à du chinois pour eux, pour ouvrir leurs portes au journalisme de données. 

Le web bouillonne de chiffres répartis sur un nombre incalculable de pages. Une fois rassemblées, ces données peuvent se transformer en un reportage rempli d’informations jamais dévoilées auparavant. Le processus prendrait des jours à un être humain, mais un logiciel informatique bien programmé n’aura besoin que de quelques minutes. Le journalisme de données ou data journalism se développe tranquillement dans les salles de rédaction québécoises.

«C’est un peu l’évolution du journalisme assisté par ordinateur, qui consistait essentiellement à trier des chiffres dans un document Excel, explique le professeur à l’École des médias de l’UQAM, Jean-Hugues Roy, en parlant de journalisme de données. Maintenant, la cueillette d’informations se fait elle aussi automatiquement.» Cette forme journalistique demande l’utilisation de nombreux logiciels, tels ScraperWiki, pour trouver des données sur Internet, Google Refine, pour trier les données obtenues, File Maker, pour illustrer les résultats et Google Fusion Tables, pour croiser des banques de données et les transposer en graphiques. «La plupart d’entre eux sont accessibles gratuitement, mais leur utilisation demande une petite base en programmation informatique», estime Jean-Hugues Roy.

Lors des dernières élections provinciales, La Presse a réalisé plusieurs cartes interactives grâce aux techniques de journalisme de données, dont une comparait les résultats des élections provinciales de 2008 à ceux du vote par anticipation de 2012. Le quotidien avait alors fait appel à Cédric Sam, un montréalais spécialiste des médias numériques vivant à Hong Kong, qui était de passage dans la métropole québécoise durant les élections. «C’est difficile de trouver un as de l’informatique qui est aussi intéressé par le journalisme, comme lui», admet la journaliste à La Presse, Judith Lachapelle, qui a travaillé avec le programmeur. «L’idéal, c’est de donner des cours de journalisme à des informaticiens ou des ingénieurs, comme cela s’est vu à l’Université Columbia», estime Cédric Sam.

Le journalisme de données a été utilisé dans de récentes enquêtes par plusieurs grands journaux, tels Le Monde, The Washington Post et The Guardian. Le média français OWNI y a pour sa part eu recours pour retracer les récipiendaires des 150 millions d’euros qui ne sont pas répertoriés dans le budget ministériel de France chaque année. La liste de noms dévoilée par le média a fait ressortir de nombreux conflits d’intérêts.

Pour les Américains et les Britanniques, la fouille de données numériques est une pratique de longue date, observe le fondateur de l’agence québécoise de journalisme de données 37e avenue, Steve Proulx. «Le New York Times et The Guardian possèdent chacun un blogue très développé de data journalism et de grosses équipes.» Au Québec, peu de médias assignent des employés à cette pratique journalistique. «C’est une demande assez récente», observe Steve Proulx. The Gazette a un journaliste de données, La Presse prévoit en engager un et Radio-Canada a des équipes qui s’y intéressent. «Pour économiser, beaucoup de médias préfèrent toutefois engager des pigistes, ou faire affaire avec une agence comme la mienne», expose Steve Proulx. Depuis un an, il cumule les contrats pour les magazines Protégez-vous et Nouveau Projet, ainsi que pour les journaux Métro et Voir.

Data étudiant

En France, l’Institut de Journalisme de Bordeaux Aquitaine a lancé en janvier dernier un projet de laboratoire de journalisme de données: le data journalisme Lab. L’équipe de recherche est composée de professionnels et de 43 étudiants, dont 36 en journalisme, quatre en graphisme et trois en développement. Onze projets ont été créés en quatre mois de travail. Parmi eux, un graphique complexe révèle que les habitants de plusieurs régions de la France doivent parcourir de longues distances pour accéder à un centre médical. Un laboratoire de visualisation de données, Actuvisu, a également été créé par trois étudiantes de Rennes.

Au Québec, l’Université de Montréal et Concordia discutent de journalisme de données dans certains cours et à l’UQAM, un nouveau cours y sera probablement dédié. Même certains journaux étudiants se tournent vers le journalisme de données, dont The Link, de l’Université Concordia.

Si pour le moment le journalisme de données est encore en éclosion dans les salles de rédaction québécoises, vétérans et novices perçoivent cette pratique comme la voie de l’avenir. Une fois maîtrisé, l’alphabet informatique pourrait faire ressortir tous les Watergate du monde moderne.

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Le bogue

Le journalisme de données a ses limites au Québec, car les documents que les journalistes d’enquête obtiennent grâce à la Loi sur l’accès à l’information sont en format papier. «Il serait très long d’entrer tous les chiffres qu’ils contiennent dans l’ordinateur, donc ils doivent être traités avec les méthodes traditionnelles», relate Jean-Hugues Roy. Le gouvernement Charest avait toutefois commencé à rendre plus de données accessibles sur la Toile, suivant un mouvement international appelé «gouvernement ouvert», qui prône la transparence. Le gouvernement canadien a lui aussi embarqué dans cette vague, après avoir tenu une consultation publique en ligne du 6 décembre 2011 au 16 janvier 2012 et conçu un plan d’action.

Illustration:Archives Montréal Campus (1993)

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