Avoir l’art dans la peau

Impossible de ne pas se faire remarquer en étant couverts de tatouages de la tête aux pieds. Les rues de Montréal se transforment en musée à ciel ouvert où déambulent des œuvres vivantes.

De loin, on dirait un punk comme un autre, avec plus de tatouages. En s’approchant, il lève la tête, sourire en coin. Nul n’est capable de déterminer les traits de son visage sous les toiles d’araignée et autres insectes qui marquent son épiderme. Rick Genest est devenu, sous l’aiguille du tatoueur Frank Lewis, «Zombie Boy», un macabre personnage qui lui colle à la peau de façon permanente.

Une telle œuvre ambulante demande des années de préparation, autant pour le cobaye que pour l’artisan. Tatoueur autodidacte, Frank Lewis vit par et pour ses dessins. Avant d’abandonner définitivement sa troisième année de secondaire, il ne se présentait qu’à ses cours d’arts plastiques. Jeune adulte, il dessine quelques tatouages ici et là, puis se résigne à peindre des vêtements à l’aérosol par la suite, ne voulant pas faire mal aux autres.

Mais l’art intradermique le séduit à nouveau. «J’ai fait mon premier tatouage seul, se vante-t-il. Aucun tatoueur n’arrivait à dessiner ce que je voulais.» Il ouvre son propre commerce il y a 11 ans et entreprend d’étendre son art. Parmi ses clients, le jeune squeegee qui paraîtra dans le vidéoclip de Lady Gaga, Born This Way. «Il est entré comme un client régulier. J’ai vu qu’il s’était tatoué les mains avec une machine artisanale. Il m’a demandé de lui arranger ça», se remémore-t-il. Des dessins d’os et quelques fils d’araignée plus tard, Rick Genest lui demande de faire son visage, ce que Frank Lewis refuse. «Je n’aime pas faire du mal aux gens, admet celui qui tatoue depuis plus de 25 ans. De toute façon, le visage est un endroit trop important. Je refuse de tatouer un visage vierge.» Mais l’artiste se fait prendre à son propre jeu. Trois semaines plus tard, le zombie-en-devenir revient avec des cercles noirs encrés autour de ses yeux et une tache sur le nez, tatoués à la dure, dans son lieu de refuge à Saint-Henri. «Le p’tit crisse. Je lui ai dit qu’il n’aurait jamais d’emploi. Mais il a une tête de cochon», rétorque-t-il, amusé.

Le matériau de la peau est différent de tout autre médium en art. Non seulement c’est douloureux pour la personne qui se fait tatouer, mais c’est permanent, d’où la résistance de Frank Lewis à s’occuper de visages. «J’étais réticent de tatouer à mes débuts, reconnaît-il. Après quelques mois à dessiner sur des touristes, je me suis rendu compte que mon art allait se promener autour du monde. Il y a toujours quelqu’un qui regarde mon art quelque part.»

Autrefois, le tatouage permettait de définir sa place dans la société, comme les prisonniers ou les motards. Maintenant, c’est toute une industrie qui s’opère autour de cet art. «On les imprime sur les tissus pour en faire des vêtements, on se met des faux tatouages ou on se maquille pour donner l’impression que l’on en a, énumère le professeur à l’École de design de l’UQAM, Frédéric Metz. C’est très accepté, maintenant.»

Il y a quelques années, une dame dans la soixantaine s’est fait tatouer son chien défunt au salon appartenant à Frank Lewis. «Elle pensait qu’on ne pouvait faire que des têtes de mort, ajoute le tatoueur, blagueur. Elle s’est rendu compte que nous sommes des artistes, que nous sommes capables de faire quelque chose de valable.» À ses débuts, Frank Lewis devient un expert en dessins de roses pour les femmes et en Tazmanian Devil pour les hommes, la demande oblige. Aujourd’hui, la mode du tatouage en est aux lettrages et aux portraits. «Que ce soit pour un souvenir ou pour décorer, chacun a ses raisons pour se faire tatouer. Chacun arrive avec son histoire et repart avec un complément artistique sur son corps.» Les petits tatouages n’ont plus la cote, selon Frédéric Metz. «En plus de couvrir de plus grandes surfaces, comme un bras complet, ils sont plus beaux, plus artistiques. On veut les montrer!»

Rick Genest, alias «Zombie Boy» tient à son image de mort-vivant. Le jour de son 16e anniversaire, il se fait opérer au laser pour une tumeur au cerveau, tout près de l’œil gauche. Son médecin avait alors prédit qu’il en garderait de graves séquelles. À sa grande surprise, il s’en tire indemne. «Je suis un survivant», déclare-t-il sans broncher. Jeté à la rue par ses parents peu après son opération, il part en cavale. Les amis qu’il se fait en voyageant entre Montréal, Toronto, Ottawa et Québec l’appellent «Zombie». «Dans le milieu punk, on a tous des surnoms. Les gens autour de moi connaissaient mon histoire. Mon entourage m’a beaucoup encouragé à continuer mes tatouages.»

Rick Genest amasse 17 000 $ qu’il échelonne sur 10 ans pour compléter sa transformation. La journée où Frank Lewis termine les macabres dessins sur la tête et le cou du zombie, le tatoueur a tout un frisson. «J’avais le sentiment que ce n’était pas fini, que mon travail allait être reconnu», se souvient-il. Pas de limousine, ni de garde du corps pour Rick Genest. Le zombie de 26 ans continue de se promener en BMX à Montréal et à demander des cigarettes aux étudiants de l’UQAM. «Sans mes tatouages, je ne suis personne. I’m the illustrated man», laisse-t-il entendre.

De fil en aiguille à tatouer, Rick Genest se taille une place de choix dans le monde. Célébrité instantanée, il est la muse du designer de mode Thierry Mugler et de Lady Gaga. Pour sa part, Frank Lewis regarde son art de loin. «Chaque artiste en inspire un autre».

Photo: Raphaëlle Bonin

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