De Superman à Super Poutine

Les hommes en collants, les femmes masquées et les enfants demi-dieux, c’est du déjà-vu. Les bédéistes n’ont plus peur de laisser Batman, la femme chat et X-Men de côté pour traiter plutôt de politique ou d’actualité, que ce soit de façon réaliste ou humoristique.

Lorsque Gag, alias André Gagnon, crée une nouvelle bande dessinée, ses personnages sont inspirés par le monde qui l’entoure. «Les sujets réalistes me touchent beaucoup plus que des gymnastes en collants qui volent dans les airs, rigole le bédéiste. Je trouve mon inspiration dans le quotidien.» Contrairement aux super héros traditionnels, les protagonistes des albums d’André Gagnon délaissent les monstres pour s’attaquer aux problèmes sociaux et défendre leurs idéaux.

Gag, qui a assuré plusieurs postes au magazine Safarir depuis sa création, dont ceux de dessinateur et de rédacteur en chef, s’implique directement dans sa communauté à travers son art. «J’ai dessiné trois albums pour faire la prévention du VIH chez les ados. Le scénario a été écrit par une bande de jeunes.» Il en a également publié un portant sur la prévention des grossesses chez les adolescentes.

Dans la Belle Province, le marché pour les albums engagés est toutefois très petit. Les bédéistes peinent à rentabiliser leurs albums et à diffuser leur message, comme l’affirme le directeur du secteur BD des Éditions les 400 coups, Michel Viau. «Au cours de la dernière année, nous avons publié seulement trois titres de BD engagée.» Le tirage de ces titres a totalisé à peine 2050 exemplaires.

En tant qu’éditeur et cofondateur du magazine Safarir, Sylvain Bolduc trouve la mission merveilleuse, mais constate que peu de consommateurs répondent à l’appel. «Les meilleurs vendeurs demeureront toujours les bandes dessinées familiales». Il a observé qu’au Québec, le comportement d’achat moyen d’un client est d’acheter un livre de bande dessinée pour son enfant pour encourager la lecture. «Tout se passe donc entre 8 et 14 ans, puis c’est terminé. C’est le modèle du marché.»

Sylvain Bolduc a fondé les Éditions Artistocrates vers 1987 et il y publie surtout des magazines et des livres d’humour, mais jamais de bandes dessinées. «Le marché ici n’est pas intéressant. Je préfère transférer les bédéistes chez des éditeurs en France pour qu’ils vendent plus.»

«En Europe, il y a plus de consommateurs de bande dessinée, croit aussi Jimmy Beaulieu, auteur des albums Le moral des troupes et À la faveur de la nuit. J’ai publié certains albums là-bas, car je n’aurais pas pu les faire imprimer en couleur ou avec une aussi importante pagination ici.» Selon lui, ce n’aurait pas été rentable, les coûts de production étant plus élevés ici.

Pour l’instant, le magazine semble être le meilleur média dont disposent les artisans du neuvième art pour diffuser leur pensée. «Une bande dessinée de quelques pages dans un magazine peut faire passer un message, puisque ce média a un tirage beaucoup plus élevé que celui des albums», expose Sylvain Bolduc. Environ 15 000 copies du magazine Safarir sont vendues chaque mois. La BD traditionnelle, elle, dépasse rarement les 6000 copies vendues selon l’ouvrage de Mira Falardeau Histoire de la Bande Dessinée au Québec, publié en 2008.

Un des mélanges que les Québécois affectionnent particulièrement est celui du réalisme et de l’humour mis en images. L’album G8 de Mario Malouin, publié en 2011 aux Éditions Glénat-Québec, en est un bon exemple. Dans cet album, un Sarkozy aux oreilles exagérément décollées fait la fête et un Stephen Harper au regard perdu semble être bien occupé au petit coin. «C’est génial, mais la visibilité à long terme est remise en question, note l’éditeur. Le marché du Québec n’a pas assez de consommateurs.»

BD 2.0
Le manque d’intérêt de la part du public fait en sorte que des planches entières délaissent les reliures cartonnées pour se faire une place sur Internet. Le blogue L’actu en Patates du bédéiste Martin Vidberg est un exemple de ce phénomène. Cette mine d’or de rigolade politique compte entre 20 000 et 50 000 visiteurs chaque jour.

Même le président russe Vladimir Poutine est la vedette d’une bande dessinée, Super Poutine, qui fait un tabac sur la Toile depuis mai dernier. Le président apparaît dans cette création signée Sergueï Kalenik en tant que super héros d’arts martiaux qui se bat contre les terroristes, le réchauffement climatique et la corruption. Le créateur de ce phénomène a affirmé au périodique français Le Monde qu’il avait fait ce projet dans le but d’intéresser les gens à la campagne électorale présidentielle de 2012 en Russie. Son message a fait son chemin puisque deux millions de personnes ont lu ces aventures dans les quatre jours qui ont suivi la publication. Il faudra tout de même attendre jusqu’en mars prochain pour en voir les résultats concrets, lors des présidentielles.

Certaines pages virtuelles de ce genre sont si populaires qu’elles passent de l’écran aux tablettes commerciales et y battent des records de ventes. «La plupart des nouveaux gros succès de librairie sont, à l’origine, des blogues, affirme Jimmy Beaulieu. Ceux qui les ont lus gratuitement sur Internet achètent quand même les albums, pour les avoir physiquement. Ça se vend comme des petits pains chauds.»

Le Web pourrait donc être la solution aux soucis financiers de ces artistes. «La bande dessinée a du potentiel sur Internet en format demi-planche. C’est le format de l’avenir», avance Sylvain Bolduc. Les revenus demeurent tout de même incertains. «La volonté est là, mais comment recevoir des revenus pour couvrir la dépense?» Selon lui, les gens ne sont pas encore prêts à payer pour du contenu virtuel et les sites permettent une bonne visibilité, mais ne rapportent pas de réels profits. «C’est ça, le grand défi, sur Internet.»

Alors que la bande dessinée passe du papier à l’écran, le sort de ses personnages pourrait bien être le même. Des albums entièrement dessinés à l’ordinateur apparaissent déjà sur le marché. Plusieurs bédéistes, dont Jimmy Beaulieu, préfèrent toutefois la bonne vieille méthode. «Aujourd’hui, que ce soit pour les amitiés, les loisirs ou le travail, on passe notre vie le nez devant un écran. J’aime bien travailler sur du papier. C’est une espèce d’artisanat que je trouve très attachant.»

***

Un brin d’histoire
Le mouvement engagé de la bande dessinée ne date pas d’hier. «La satire politique a toujours été très proche de la bande dessinée, avance Jimmy Beaulieu. Les toutes premières bandes dessinées, dans les années 1800, étaient de ce genre-là. Elles ridiculisaient le pouvoir.» Le bédéiste André Gagnon ajoute qu’«avant la photo, les premiers messages et publicités étaient illustrés. Le dessin d’humour et la caricature étaient, et sont encore, de puissants moyens pour faire passer des messages ou critiquer un gouvernement.»

Au printemps dernier, Superman a provoqué l’ire des conservateurs américains lorsque celui-ci renonça à sa citoyenneté pour devenir citoyen du monde.

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *