La misère des riches

Des touristes dans les bidonvilles

De Mumbai à Rio de Janeiro, des touristes bien nantis débarquent dans les bidonvilles, s’attendrissent de la misère des pauvres et repartent aussitôt avec de jolies photos. Le poorism gagne en popularité : voyeurisme éhonté ou conscientisation salutaire ?

Photo:Stéphanie Faucher

Calcutta, été 2010. À travers la fenêtre teintée de la voiture climatisée, Ariane L’Heureux Garcia, étudiante en philosophie à l’Université de Montréal et voyageuse chevronnée, observe l’effervescence de la quatrième ville indienne en importance. Un ballet incessant de voitures, de rickshaws, de saris colorés, d’autobus et de mendiants. À l’abri de la chaleur accablante et des odeurs nauséabondes, la jeune femme se sent mal à l’aise face à tant de pauvreté. En revanche, son ami Prem, assis confortablement sur la banquette arrière, prend sans scrupule une photo d’un pauvre homme au visage émacié.

Cette ballade en voiture de luxe s’apparente au slum tourism. Il s’agit d’une forme de tourisme qui propose des voyages organisés en plein cœur des lieux les plus miséreux de la planète. Cette tendance a pris beaucoup d’ampleur depuis la sortie du film huit fois oscarisé Slumdog millionnaire, qui a attiré l’attention du public sur la réalité des bidonvilles. Favelas de Rio, quartier de Nairobi au Kenya, cité de Soweto en Afrique du Sud et fameux bidonville de Dharavi à Mumbai, le phénomène se répand dans de nombreuses régions du monde.

Le circuit intéressait peu les voyageurs en 1992, quand Marcelo Armstrong a fondé Favela Tours, un des premiers circuits de poorism, à Rio. Aujourd’hui, ils sont huit guides, offrent le circuit en cinq langues et accueillent en moyenne 1200 clients par mois en haute saison. «L’idée m’est venue à la suite d’un long voyage au Sénégal, affirme le voyagiste brésilien, joint par téléphone. Ce qui m’intéressait, c’était de découvrir le pays sous tous ses angles. Plusieurs facettes de la richesse culturelle échappent à beaucoup de touristes qui n’osent pas s’aventurer trop loin. À mon retour au Brésil, j’ai donc eu envie de faire découvrir un autre Rio que celui dépeint par les médias.» Favela Tours donne un aperçu du mode de vie de 20% de la population de Rio de Janeiro. «Cela permet d’abolir les préjugés comme quoi les favelas ne sont que des zones dangereuses et contrôlées par les criminels, ajoute Marcelo Armstrong. C’est une visite pour comprendre la ville, ses contrastes et ses paradoxes».

À la limite de l’indécence

Pourtant, si l’expérience est enrichissante pour certains, elle peut être profondément troublante pour d’autres. Dans une lettre ouverte du 9 août 2010 publié dans le New York Times, Kennedy Odele exprimait son humiliation lorsqu’à 16 ans, il a été témoin pour la première fois d’une tournée des taudis par une horde de touristes dans son quartier natal, le bidonville de Kibera, à Nairobi. Aujourd’hui directeur de Shining Hope, un organisme luttant contre la pauvreté et pour l’égalité des sexes dans le quartier, Kennedy Odele ne croit pas aux bienfaits du slum tourism. «Je me sentais comme un tigre dans une cage. Je voyais ma maison à travers leurs appareils photos: les rats, la faim, les taudis entassés. Je ne voulais pas qu’ils nous jugent.» Pour le Kenyan, ce type de tourisme transforme la pauvreté en divertissement. Les émotions sont fortes lorsqu’on est témoin de la détresse humaine. «Les gens pensent qu’ils ont vraiment vu quelque chose. Ensuite, ils retournent à leur vie et nous oublient rapidement», écrit-il.

Pour le journaliste Michael Willcock, qui a habité à plusieurs reprises dans les bidonvilles de Delhi, avoir du plaisir à regarder la misère est une perversion. Il ne pense pas que ce soit le but de la majorité des visiteurs. Selon le Montréalais, la question cruciale n’est pas de débattre sur la légitimité de ce type de tourisme, mais de savoir comment ces visites sont menées. Il suffit d’avoir de bons guides qui imposent des conditions et expliquent les normes de politesses.

Marcelo Armstrong assure qu’avant de démarrer les Favela tours, sa première préoccupation a été de connaître l’avis de la communauté. «La majorité a bien accueillie l’idée. Notre approche est très humaine et les photos sont interdites par respect de la vie privée», note-t-il. De plus, il verse 80% des revenus des circuits touristiques à l’école Vila Canoas située à l’intérieur de la favela.

Montrer pour changer ?

Fabian Frenzel, professeur à l’University of the West of England et spécialiste en Critical Tourism Studies, se penche sur la question du slum tourism depuis 2006 et y consacre une partie de son doctorat. Selon lui, même si l’exemple de Marcelo Armstrong démontre un apport économique, il représente un investissement minime à l’intérieur d’un problème de grande envergure. «La contribution est plutôt symbolique, mentionne-t-il. Le développement économique des régions défavorisées ne se fera pas directement par l’argent des touristes, mais ces visites peuvent être le moteur de changements sociaux.» En effet, si le slum tourism donne un aperçu très limité d’une réalité, il permet toutefois d’informer les voyageurs sur les problèmes auxquels sont confrontés les gens de la région, ce qui peut avoir une incidence politique.

Toutefois, si les principaux griefs portent sur le voyeurisme de cette forme passive de tourisme, en opposition au tourisme volontaire, d’autres y voient le reflet d’une vraie expérience.  Selon Fabian Frenzel, les riches sont attirés par les bidonvilles depuis leur apparition et ces derniers nourrissent depuis très longtemps l’imaginaire collectif, explique-t-il en entrevue téléphonique.

Pour Marcelo Armstrong, cela est dû à la volonté croissante de vivre des expériences authentiques. Une tendance, pense-t-il, qui s’éloigne de l’impureté, du virtuel, du faux-semblant et de la surconsommation qui transcendent notre époque. Selon lui, le phénomène touche la société au grand complet et le slum tourism devrait prendre de plus en plus d’ampleur d’ici les prochaines années.

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